C’était en novembre dernier. La tradition voulait qu’on fleurisse les tombes de nos morts. Alors je suis retourné, là, dans la ville où j’ai grandi. Saint-Quentin en Yvelines, ça faisait des années que je n’y avais plus mis les pieds. J’ai horreur des cimetières, alors Toussaint ou pas… Mais cette fois j’avais envie de venir sur la sépulture de ma mère, disparue depuis cinq ans. J’avoue que je ne sais pas pourquoi.
Mais en moi-même, je savais. Une sorte de voix intérieure, une force invisible me disait : « Vas-y Olivier, tu y trouveras ton chemin. »
Je pris donc la voiture, seul, laissant ma femme à la maison. Je prétextai quelques courses à faire au supermarché. Je voulais me retrouver, moi, face à mes questions.
Après une heure de route en banlieue parisienne, j’arrivai dans la ville de mon enfance. Les choses avaient changé, je ne reconnus pas les quartiers. J’errais donc dans les rues qui jadis formaient mon territoire, allant et venant tel un chien perdu. Les forêts d’immeubles et de petites maisons s’alignaient sans que j’en reconnaisse une seule…
Mais soudain, passant sous un tunnel, j’aperçus quelque chose de plus familier. Sous la lumière des néons criards, se dessinaient des fresques peintes à la bombe de peinture. Certains diraient : « tags », d’autres : « grafs ». Les bonnes gens diraient simplement : « dégradation volontaire de jeunes cons à punir d’un coup de Kärcher ».
L’une d’elles était inachevée. Et pour cause, le tagger en question y travaillait encore. Pourtant il l’avait déjà signée. Je fus aussitôt frappé, il y avait écrit : Moon.
Moon, comme Mounir, un copain que je fréquentais à l’époque du lycée. Je me mis à compter les années ; ça faisait dix ans que je ne l’avais pas vu.
Sortant du tunnel, je me garai comme un goret sur le premier trottoir. Je claquai la portière et courus à la rencontre du tagger. Pouvait-il être le même Moon que j’avais connu ?
Au début, je n’aperçus que sa silhouette, enroulée dans un survêtement ample. Me voyant arriver, il baissa sa bombe de peinture, faisant mine d’être blanc comme l’agneau qui vient de naître.
-— Moon ? c’est toi ? criai-je alors.
Il se figea, certainement interloqué. Il ôta sa capuche. Oui, il s’agissait bien du Mounir que j’avais côtoyé. Il avait changé sa tignasse frisée contre une boule à zéro. Une barbe naissante remplaçait ses joues acnéiques. Mais c’était bien lui.
Je souris. Il sourit à son tour, preuve qu’il me reconnaissait malgré le temps passé. La poignée de main fut ferme et fraternelle. J’avais l’impression qu’on s’était quitté la veille.
— Olivier ! me lança-t-il. Ca me fait plaisir de te voir.
- Il prononça ces mots avec un accent chantant, l’accent marseillais. J’avais complètement oublié qu’il avait migré du sud de la France vers la banlieue parisienne. Pourquoi ? Je ne lui avais jamais demandé. Je crois que son père avait été muté dans ma région ou quelque chose du genre.
— Moi aussi, lui répondis-je.
— Qu’est-ce que tu deviens ?
— Ingénieur en informatique. Marié, deux enfants. Train de vie peinard.
— Ouah ! soupira-t-il. T’es marié ? Sérieux ?
— Ouais. Et toi le tombeur ?
— Comme d’hab’.
« Comme d’hab ». A l’époque, l’habitude pour lui ( comme pour beaucoup d’autres ) c’était lever des filles dans les soirées qu’on organisait. Chaque samedi, on virait les parents d’une de nos maisons. Alors la vie sociale commençait. Une sono installée, un DJ aux commandes, et on dansait jusqu’à l’aube. On en profitait pour faire des rencontres amicales ou amoureuses. Les chambres, même celles des vieux, servaient de baisodromes. Les cuisines se transformaient en bars. Les jardins devenaient des fumoirs à cannabis…
— Pas moi, rétorquai-je. Puisque je suis casé.
— Avec une gazelle que je connais ?
— Je ne pense pas. C’est une Versaillaise.
— Putain, mec ! Total respect !
Il me tapa cinq doigts pour manifester son admiration. Il était vrai que nos quartiers étaient nettement moins rupins que le Versailles tout proche. Là-bas, c’était la ville des bourgeois ou des aristocrates.
— Et toi Moon, tu fais toujours des grafs.
— C’est mon espace de liberté…
Je regardai alors les dessins sur le mur de béton. On y voyait des bus défoncés, embrasés de flammes qui dansaient sur une hauteur surréaliste. A priori, il voulait raconter une scène des émeutes toute récentes.
— Moon, c’est pas terrible ta notion de la liberté.
— Il fallait que ça pète. Le dépôt de bus a cramé à Trappes. On a même vu les images à la télé !
— Dans ma ville, en Seine-et-Marne, on a fait brûler des bus. Des voitures aussi. Pourtant y’a pas de quoi s’en vanter.
— Il fallait réagir. Putain de keufs ! Ils nous foutent la pression tout le temps. Sarko pissait dans son froc, il n’est même pas venu à Trappes pendant les émeutes.
— Moi, je te dis que ta liberté, c’est pas ça.
— La banlieue, ça craint. On nous opprime au lieu de nous aider.
Et voilà le traditionnel discours fataliste : « On ne s’en sortira pas. Les gens sont racistes. Les patrons veulent pas de nous. L’Etat ne fait rien. Pas de prévention, trop de répression. Etc. » . Je me fis une joie de le contredire.
— Arrête tes conneries, Moon ! T’as un BEP de cuistot, y’a du taf à revendre. Tu peux bosser où tu veux ! Alors pourquoi tu ne retournerais pas à Marseille ? Tu m’en parlais souvent. Le soleil, l’ambiance, la mer…
— C’est du passé. Tu veux que je fasse comment ? Je prends le TGV et je frappe à la porte du premier resto en demandant un job ? Bonjour, je suis Moon, je cherche à taffer !
— Tu mets de la mauvaise volonté, soupirai-je de lassitude.
A terre, il y avait un sac de sport, rempli de bombes de peintures. Mounir disposait de toutes les couleurs. J’en pris une, la bleue. Je la secouai, essayant de retrouver mes réflexes d’adolescent. Je fis sauter le bouchon et commençai à asperger le mur.
Mon bras ondulait, dessinant des courbes. Avec d’autres teintes de bleu, je recommençai le geste. Je terminai en rajoutant des pointes blanches et argentées. On recula pour mieux évaluer le résultat.
— C’est la mer que tu as peint ? me demanda-t-il.
J’acquiesçai. Il pouffa de rire pour se moquer de moi. Evidemment, j’avais perdu la main. La peinture bavait et ça ressemblait plus à une grosse tache bleuâtre. Mounir me somma de m’écarter. Il prit une bombe dans chaque main et corrigea. Son habileté forçait l’admiration. Sans aucun pinceau, en jaugeant la pression et la distance du jet de peinture, il dessina une mer plus réaliste que sur une photographie.
Je trouvai qu’il manquait un soleil. Je saisis une bombe de jaune et fit un cercle grossier au-dessus des ondes bleutées.
— T’es qu’un branque, Olivier ! s’exclama Moon.
Il m’arracha la bombe pour me rectifier. Rapidement, il ajouta aussi une plage sur laquelle il fit trôner un parasol blanc et rouge.
— Ca ne te fait pas rêver ? demandai-je.
— Bien sûr, mec ! La mer, le sable…
— Les nanas en bikini…
— Un voilier.
— Tu sais naviguer ?
— Un peu, mais je pratique plus depuis longtemps. Sur la Seine c’est pas évident de s’entraîner.
— Tu m’étonnes. Alors tu y vas ?
— Où ça ?
— A Marseille.
— Du grand délire, mec. Du grand délire !
— Moi, je vais habiter près de la mer.
— Non, tu déconnes !
Je lui racontai alors que j’avais trouvé un boulot proche de l’Atlantique. Mais, avant de partir, je voulais absolument me rendre sur la tombe de ma mère. Finalement, c’était peut-être pour ça que j’étais revenu, histoire de lui parler une dernière fois.
— Olivier, toi, t’es verni.
— Je viens de la même banlieue que toi. Et des cuistots, on en cherche plus que des ingénieurs en informatique ! Je te le garantis sur contrat ! Tu peux le faire…
— Non, c’est impossible.
— Alors ne dis pas que ton sort est mauvais. Tu ne veux pas quitter la banlieue, c’est tout. Un destin, ça se force !
Il haussa les épaules, l’air de dire « plus facile à dire qu’à faire ». J’étais plutôt de son avis. Mais qui ne tente rien, n’a rien. Je voulais lui donner le goût du challenge. Je rajoutai alors :
— Il faut y croire, Mounir.
Hélas, nous dûmes finir notre conversation. A l’entrée du tunnel, un triplet de flics s’avançait vers nous. Mounir, donna un coup de pied dans son sac. De sa pointe de chaussure il me montra qu’il avait une savonnette de shit, soit un pain de 250 grammes.
— Merde ! m’exclamai-je. On va se faire embarquer au poste !
En un regard, on s’échangea les mots d’ordre. On décampa. On sortit du tunnel, sans se retourner. Mais, soudain, Mounir trébucha.
— Je me suis foulé la cheville ! hurla-t-il.
— Ma caisse n’est pas loin. On peut filer.
— Déconne pas. Barre-toi vite, sinon je vais te ralentir !
— Tu vas finir au trou pour cette nuit.
— T’inquiète pas. Comme j’ai pas le shit sur moi, ils me garderont pas.
— Mais…
— Il faut y croire, Olivier.
Il avait repris ma phrase. Automatiquement cela me donna confiance en son jugement. Je filai à toutes jambes jusqu’à ma voiture et démarrai en trombe. Mais je ne pus m’empêcher de jeter un œil dans le rétroviseur. A l’intérieur du petit cadre, je vis distinctement les flics emmener Mounir. En peu de temps, ils repassèrent sous le tunnel et je les perdis de vue.
Tout à coup, un flash et une détonation. Ca venait de derrière. Je pensai alors à Mounir… Avait-il essayé de fuir ? Les flics lui avaient-ils tiré dessus ?
Je me dis « merde ». Je freinai brutalement, à en laisser des traces de gomme sur la chaussée. J’entamai une manœuvre de demi-tour. Alors que je braquais, une voiture arriva en face. Elle pila net. Le conducteur sortit et vociféra. Indifférent à ses insultes, je continuai ma route vers le tunnel…
Arpentant le boyau de béton, je cherchai désespérément Mounir et les trois flics. Je roulais lentement, scrutant chaque recoin. Encore quelques mètres, et la lumière du jour annoncerait la sortie du tunnel. Rien. Personne. C’était comme s’ils avaient tous disparu.
Je trouvai encore à me garer comme un sagouin. Je retournai dans le tunnel.
— Mounir ! criai-je. Parle-moi ! Fais pas le con !
Si les policiers l’avaient blessé, je me serais fait une joie de les faire sanctionner. On ne tire quand même pas sur un gars pour quelques grammes de cannabis !
— Montrez-vous bande de lâches ! hurlai-je.
Ma voix résonnait entre les parois. L’écho rebondissait sur les murs. J’avais l’impression d’être seul dans une grotte hostile. Au fur et à mesure de ma marche, j’admirai les dessins laissés par les taggers, œuvres mal connues et mal aimées.
Puis, j’arrivai devant celle qu’on venait de réaliser. La plage, la mer... Je m’attardai devant les détails. Mounir avait des doigts d’orfèvres. L’écume, les légers remous de l’eau étaient fins comme des ciselures. Sur le sable, l’ombre portée par le parasol me paraissait plus vraie que nature. C’est alors que je remarquai quelque chose d’étrange. Un personnage, debout sur la plage, paraissait regarder l’horizon. Son visage, réchauffé par le soleil, semblait empreint de plénitude.
Ce personnage… Ni moi, ni Mounir, ne l’avions fait. Il était apparu, je ne sais comment. En m’approchant du graffiti, j’eus alors un sursaut. Vous me croirez ou pas, mais le visage ressemblait trait pour trait à celui de Mounir !
Je regardai par terre. Les flics et Mounir avaient marché sur la peinture fraîche. Mais curieusement les empreintes de pas s’arrêtaient au niveau du tag.
Alors je pris du recul pour voir la scène dans son ensemble. Je trouvai qu’il lui manquait quelque chose. A l’aide d’une bombe qui traînait à terre, je lui rajoutai donc un détail.
— Adieu Moon. Je suis content que tu y aies cru.
Je fus satisfait en voyant le résultat. Je lui avais dessiné un voilier.
cette nouvelle a été écrite pour le fanzine