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Lorsque Ton Seigneur confia aux Anges: "Je vais établir sur la terre un vicaire Ils dirent : "Vas-Tu y désigner un qui y mettra le désordre et répandra le sang, quand nous sommes là à Te sanctifier et à Te glorifier? " - Il dit:"En vérité, Je sais ce que vous ne savez pas! ". Coran II, 30
Moi, Harût ainsi que mon frère Marût, depuis notre création nous tenions dans les sphères les plus proches du Trône et avions La Vision Du Tout Puissant.
Ce qu’Il est en Lui-même, nul ne le connaît. Nous ne percevions Sa Présence qu’à travers la nuée ardente qui l’entoure.
Nous n’avions pas de vie ni d’être en dehors de ceux qu’Il nous donne par Son Souffle, et notre volonté n’était que celle de nous ouvrir à Sa Volonté. Il est le grand feu et nous, ses anges, n’étions que des minuscules braises issues de ce foyer. Pourtant la plus infime de ces braises pourrait consumer entièrement l’univers matériel.
Comme le feu unique se communique à une multitude de petites lampes, nos vertus n’étaient que Ses vertus qu’Il avait allumées en nous afin qu’elles brillent sur le monde, comme un ciel étoilé qui célèbre Sa Gloire.
Mais notre vision n’était pas limitée et linéaire comme celle des créatures de chair. Elle embrassait l’espace entre les deux abîmes : l’Abîme divin que même nous ne pouvons sonder, et l’abîme infernal où nous refusions de plonger le regard. Entre les deux se tient l’univers matériel et le monde des hommes.
De ce monde, bien peu de prières montaient vers Le Trône, et beaucoup étaient impies. En ces temps là, l’humanité était jeune et déjà bien corrompue. Notre espèce leur avait enseigné la maîtrise du feu, de l’agriculture, du tissage et la religion. Mais certains d’entre nous, reniant leur créateur, avaient quitté les sphères célestes pour s’enfoncer dans la nuit éternelle. Ceux-là étaient allés jusqu'à prendre des filles des hommes pour épouses, et leurs descendants régnaient sur la terre. Ainsi les hommes, à l’humilité préféraient la puissance des armes et de l’or, à la prière les arts interdits de la magie, et à l’adoration de Dieu, le culte des idoles. Quand il eut crée Adam Le Seigneur nous demanda de nous prosterner devant lui. Mais devant les œuvres de ses descendants, nous, fidèles depuis toujours au service et à la louange divine, fument horrifiés : leurs passions bestiales s’exprimaient par le meurtre, la fornication et l’ivresse. Ils avaient hérissé leurs villes de tours orgueilleuses, comme un défit au ciel, et le sang coulait sur leurs autels, offert aux stupides figures de pierre et de bois.
Si bien que nous osâmes porter notre questionnement devant le Trône: « Seigneur, tu nous as dis vouloir faire de l’homme ton lieutenant sur terre, pourtant vois, son espèce n’est plus digne de porter Ton Souffle ! »
La réponse nous parvint alors ; pour que nous comprenions Ses Arrêts, Il ferait expérimenter la condition humaine à deux d’entre nous. Ils seraient choisis parmi les plus érudits et les plus pieux, car même si chacun de nous est un miroir sans tâche de Sa Splendeur, certains sont des miroirs plus vastes. Pour notre malheur ce furent Marût et moi.
Et tous nous louèrent La Sagesse Omnisciente pendant que nous quittions nos places éternelles, descendant de ciel en ciel, de sphère en sphère. L’air s’épaississait autour de nous et nous éprouvions progressivement une sensation inconnue des anges : la pesanteur. La Vision de Dieu s’estompait à mesure de notre incarnation dans des plans de moins en moins subtils. Elle devenait de plus en plus vague, jusqu’à n’être plus que souvenir et intuition lorsque nos pieds de chair touchèrent le sol du monde des hommes.
Nous n’étions plus fait d’une substance simple et éternelle, mais d’un organisme complexe et impermanent. Je sentais en moi pénétrer l’air et circuler le sang. Certes nous connaissions la terre, mais la voir ne nous avait jamais privés de La Présence Divine ni de notre félicité. Les anges descendaient depuis toujours dans ce monde, mais même s’ils pouvaient prendre l’aspect d’hommes ou d’animaux, leurs corps n’étaient qu’apparence. Ils restaient spirituels, tissés dans la lumière des origines.
Nous gardâmes un instant le silence, éprouvant notre nouvelle condition. Au-dessus de nos têtes le firmament était piqueté d’étoiles. Marût parla le premier :
- Mon cœur est triste et je me sens perdu. Nous ne voyons plus Le Trône. Le premier ciel nous cache tous les autres. Regarde, nous sommes collés au sol, prisonniers de cette voûte sombre, là-haut !
- Allons mon frère, Dieu a voulu que les hommes vivent ainsi ! Il n’est pas absent du paysage. La splendeur de la nuit et de ses luminaires révèle Sa Gloire, comme à travers un voile. L’œuvre porte la trace de l’Artiste ! Beni soit Celui qui modela les cieux et la terre, et qui établit le rythme de la lumière et de l’obscurité !
Mais il est vrai que moi-même je n’étais pas en paix. Pour la première fois, j’avais froid, pour la première fois aussi mon regard était obscurci, la nuit n’était plus transparente. C’est avec joie que nous vîmes le jour se lever, alors que nous atteignions la ville. Les rues se remplissaient d’une foule grouillante, les marchands ouvraient leurs échoppes, et nous adressâmes nos premières prières tandis que le luminaire du jour surgissait à l’horizon. A travers lui nous percevions encore la Magnificence et la Bonté du Très Haut. Stupéfaits, nous vîmes alors des hommes et des femmes sur l’esplanade d’un temple qui, eux, priaient non pas Celui qui leur donna le disque solaire, mais le soleil lui-même !
- Puisse le feu du Tout Puissant tomber sur ces idolâtres ! Murmura mon compagnon.
Nous ne pouvions comprendre cette attitude…Comment peut-on substituer la créature au Créateur, le multiple à l’Unique ?
Nos pas nous avaient conduits parmi les commerces. Dans Sa Bienveillance, Notre Seigneur nous avait pourvus de nombreuses pièces de monnaie pour notre voyage. Devant un étalage de fruits mûrs et charnus, j’en achetais un et mordis avidement dedans. Ce fut ma première nourriture matérielle. Mârût me regarda, étonné. Je réalisais aussi ce qui venait d’arriver.
- Quelque chose…balbutiais-je…m’a poussé à prendre un de ces fruits et à le manger !
Le marchand se mit à rire :
- Tu t’es trop exposé à la lune ! Ils sont si beaux qu’ils ont provoqué ta gourmandise, voilà tout !
Marût y goûta aussi et nous rendîmes grâce à Dieu pour le sens du goût et les fruits de la terre. Mais il y avait quelque chose d’inquiétant : au ciel nous avions autant la parfaite connaissance que la parfaite maîtrise de notre être. Maintenant, un puits d’obscurité d’où montaient des impulsions déconcertantes s’ouvrait en nous. Alors que la matinée avançait, nous sentîmes comme un vide en nous, qui appelait à être rempli…Nous avions faim ! Nous achetâmes alors des galettes et des arachides. Les manger nous remplissait de bonheur. C’était donc là un des plaisirs des hommes et nous louâmes encore Le Seigneur pour la nourriture…Pourtant me dis-je, cette sensation de faim, agréable lorsque l’on peut la satisfaire, devait être une douleur dans le cas contraire.
Nous marchions depuis longtemps et nos corps semblaient devenir plus lourd, plus difficile à mouvoir. Nous nous assîmes à l’ombre d’un haut mur.
- Tu te souviens comme il était facile de traverser l’éther, par la seule force de la pensée ? Me demanda Marût.
- Hélas non. J’ai l’impression d’avoir toujours vécu dans cette lourdeur, cette épaisseur…Mon intelligence en est écrasée…C’est donc ça, la fatigue ? La Vision Divine me semble bien loin…Comment les hommes qui travaillent tout le jour peuvent-ils penser à Dieu ?
Marût me répondit sévèrement :
- Ne blasphème pas comme eux ! Dieu a donné Sa Loi aux hommes pour qu’ils la gardent dans leur cœur à travers toutes leurs activités, c’est donc que c’est possible ! Mais ils préfèrent suivrent leurs inclinaisons diaboliques…
Tout d’un coup des cris et des acclamations remplirent la rue. Un cortège approchait : d’abord, des hommes armés de fouets et de bâtons qui écartaient sans ménagement la foule. Derrière eux, des musiciens en robes blanches frappaient sur des tambours et des clochettes, soufflaient dans des cornes d’animaux. Puis des jeunes filles à moitié nues avançaient en dansant et bondissant quelquefois sur leurs mains, quelquefois sur leurs pieds. Les anneaux de cuivre à leurs chevilles et leurs poignets tintaient en cadence. Les spectateurs les saluaient de cris de joies et de plaisanteries obscènes.
- Voila comment ils pensent à Dieu, marmonna Marût. La fatigue ne semble pas les écraser, dans le cas présent !
- Moi-même je ressens un trouble, une chaleur dans ma chair…
Je m’interrompis. Encadrée par des eunuques armés de larges sabres s’avançait une litière, portée par des esclaves. Dessus se prélassait une femme vêtue d’une robe rouge couverte de bijoux multicolores. Sur ses longs cheveux noirs était posé un diadème d’or. Elle salua la foule d’un geste de la main et le simple mouvement de son corps provoqua un choc dans ma poitrine et mon ventre. Marût semblait aussi fasciné que moi. Nous expérimentions le fait d’être non seulement humains, mais sexués. « Gloire soit aussi à Dieu d’avoir divisé l’humanité en hommes et femmes ! Murmurais-je tout bas. Il lui a donné ce privilège que les anges ne connaissent pas ».
- Qui est cette femme ? Demandais-je à un homme de la foule.
- Vous êtes des étrangers, cela se voit ! Il s’agit d’Al-Zuhara, prêtresse de l’amour ! On dit que c’est la plus belle femme du monde. Je ne connais pas le monde entier, mais c’est sans nul doute la plus belle de la région !
Nous ne pouvions détacher regards de la beauté sur la litière. Sur son passage, les habitants de la ville n’avaient aucune réflexion légère, comme envers les danseuses qui la précédaient. Ils montraient au contraire un grand respect, s’inclinaient devant elle, et elle leur répondait par des gestes qui semblaient des bénédictions.
Notre émotion fut à son comble lorsqu’elle passa à coté de nous. Elle n’eut pas envers nous la même attitude d’affection distante. Très nettement, ses grands yeux sombres en amande se plantèrent dans les nôtres et son sourire, à cet instant, n’était destiné qu’à nous. Personne d’autre ne semblait l’avoir remarqué, d’ailleurs.
Lorsqu’elle fut hors de vue, mon frère et moi n’étions plus les mêmes.
- J’ai ressentis la faim en la voyant ! Dit Marût.
- Ce n’était pas la faim, répondis-je mais le désir qui pousse l’homme vers la femme. Elle porte bien son nom, Al-Zuhara, « La radieuse » ! Contempler sa beauté terrestre réactive en moi le souvenir des beautés célestes, que j’avais presque oubliées ! Dieu n’a pu la combler de tant de dons sans lui donner une belle âme aussi. Peut être n’est elle pas aussi corrompue que la majorité de la race humaine et pourrons nous lui faire connaître La Parole De Vérité.
Malgré cette déclaration, cet instant fut le premier où nous avions plus en mémoire la vision du Trône. A ce moment, la lumière blanche et unique de Dieu était comme recouverte du voile multicolore de Sa Création. Il ne nous fut pas difficile d’apprendre où vivait Al-Zuhara. Son palais de marbre était entouré de jardins où coulaient des fontaines. Alors que nous cherchions comment déjouer la surveillance de sa garde, elle parut sur une terrasse. D’un geste gracieux de la main, elle nous fit ouvrir les portes.