LE MANOIR DU FANTASTIQUE
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 L'oeil et le compas

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kadath
Sangsue mort-vivante
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MessageSujet: L'oeil et le compas   L'oeil et le compas EmptyDim 26 Oct 2014 - 15:07

L’œil et le compas



Le train amorçait enfin la lente décélération qui le menait vers son terminus. Un soleil déclinant inondait le paysage de ses rayons épars, conférant à la campagne environnante un élégant manteau diapré, de tonalités violacées, pourpres et orangées. Une immensité de champs d’oléagineux s’étendait à perte de vue, constituée essentiellement de colza, dont les pétales jaune d'or formaient un saisissant contraste avec les reflets rougeoyants de l'astre du jour. Seul élément architectural au milieu de ces solitudes champêtres, s’élevait majestueusement dans le lointain le faîte de la basilique. La mort dans l'âme, je m'étais résolu à quitter Grenoble, cette ville que j'aimais tant, nichée au creux d’une vallée ceinte de hauts massifs montagneux, pour suivre ma mère, que les vicissitudes d’une existence chaotique avaient poussée à retourner dans cette modeste habitation du Nord de la France dont elle était encore propriétaire. J’eus le sentiment de quitter une région dynamique, moderne, tournée vers l'avenir, dotée des infrastructures et des industries les plus récentes, sans grand mystère, pour pénétrer dans un espace singulièrement plus archaïque, témoignage d'une France rurale, terre de mes ancêtres paysans et manouvriers, où survivaient des traditions et des mentalités plus anciennes et secrètes, dont le temps m’avait fait oublier les usages. J'étais alors étudiant de philosophie et le privilège d’être admis à la Sorbonne représentait pour moi une compensation acceptable, le croyais-je, au sacrifice de mes amis et de mes connaissances dauphinoises.

Le train s'immobilisa et je descendis sur un interminable quai, morne et désert. Après m'être perdu deux fois dans le dédale des ruelles et des impasses, un peu comme une souris dans son labyrinthe expérimental me sembla-t-il, je parvins enfin au seuil de cette cour qui m'évoquait tant de douloureux souvenirs d’enfance. Il m'apparaissait là comme une étrangeté urbanistique que tant de semblables cours percent ainsi les rues et les avenues de cette cité auxquelles on accède d’ailleurs que par d'étroites et lugubres venelles, isolant par là même les gens qui y logent. Je m’y engouffrai donc le cœur lourd et y découvris un groupe d'enfants facétieux qui jouaient entre les voitures, et qui me rappelaient non sans nostalgie l'enfant que j'avais été. La maison mitoyenne et exiguë que ma mère occupait, tout au fond d'une étroite allée débouchant sur la droite, ne différait pas tellement des images que m’en avait tracé ma mémoire. Je fis promptement connaissance avec mes voisins qui ne m'inspiraient guère confiance, tant ils m'apparaissaient diamétralement l'opposé de ce que j'étais. L’expérience m’apprit qu’ils déambulaient souvent dans cette impasse qui menait à notre maison, engoncés de survêtements une taille trop grande, la cigarette au bec et promenant un rottweiler sans laisse. Le hasard d’une invitation me fit un jour pénétrer dans leur masure qui jouxtait notre habitation, et toute mon attention fut alors captée par un objet décoratif tout à fait inattendu : une sombre spirale descendait du plafonnier qui éclairait puissamment le salon sur lequel menait directement l’entrée, jusqu’à presque mi-hauteur. Une cinquantaine de mouches s’étaient retrouvées piégées par sa surface adhésive et se décomposaient là, paisiblement. A mesure que les jours passaient, je m'enfonçais dans une térébrante mélancolie, commençant à regretter amèrement ma paisible existence d’autrefois et à nourrir une violente aversion pour ces lieux que je considérais comme un purgatoire, et que seul le dérèglement intérieur de ma mère lui avait fait choisir. J'évitais soigneusement de sortir, sauf lorsque c'était véritablement nécessaire, et je fuyais méthodiquement le voisinage, bien que la promiscuité qui régnait dans la cour n’y aidait pas. Je dus sans nul doute apparaître comme une personne fruste et sauvage, mais je craignais surtout que mes angoisses ne finissent par se résoudre en une invincible agoraphobie.

Le début de mes cours en Sorbonne marqua un tournant nouveau et heureux. J'étais enchanté de découvrir ce haut lieu de la philosophie et les enseignements m’absorbèrent rapidement, bien que je ne me sentisse aucune affinité avec mes condisciples, qui pour la plupart étaient des rejetons de la bourgeoisie parisienne, pour certains fort imbus d'eux-mêmes, et dont les préoccupations s’avéraient à mille lieux des miennes. Je convoitais secrètement ce noble sésame qu’est l'agrégation mais la route me paraissait harassante pour l’atteindre. Les journées s'enchaînaient ainsi, je me levais très tôt et prenait chaque jour le train qui me menait à Paris après une heure et demie de route, moment que je mettais à profit pour lire les ouvrages au programme de ma Licence. Le temps passant, l’écart devenait abyssal entre les deux existences que je menais.

D'une part, il y avait durant la semaine cette éphémère vie parisienne, au cœur de ce quartier latin qui est le centre de gravité de l'excellence universitaire française et où se côtoient dans un périmètre restreint la Sorbonne, le Collège de France, l'école Normale Supérieure d'Ulm, l'institut Pasteur et le lycée Louis le Grand. Il y a quelque chose d'effrayant dans l'architecture massive et imposante de ces bâtiments, qui fait au piéton l'impression de se sentir minuscule et, en vérité, insignifiant. J'étais fasciné par l'observatoire de la Sorbonne, qui trône du haut de sa tour, avec tant de grâce et d’harmonie, rue Saint-Jacques. J'enchaînai en ces vénérables murs des cours de haute volée, sans toutefois jamais me sentir un tant soit peu intégré dans l’un des groupes d'étudiants qui se formaient alors. Peut-être était-ce ma personnalité introvertie qui m'en excluait, ou plus vraisemblablement mon appartenance à une classe sociale moins favorisée, ne possédant pas la culture, les codes et les savoir-être qui m'en auraient fait naturellement accepter. Les brimades et les humiliations sont sans nul doute choses terribles à subir dans un parcours scolaire, mais rien ne me semblait plus blessant que cet ostracisme muet et invisible dont j’étais la victime. Je me demandais dans certains moments de doute si ma place était bien là, et si tous les sacrifices que j'avais consentis pour y être valaient la peine.

D'autre part, s’écoulait, le reste du temps, cette solitaire vie picarde. Je découvrais une ville qui était une gigantesque mosaïque de grossières bâtisses toutes de brique rouge et de toits de tuiles ou d’ardoise, et je dois avouer que j'étais quelque peu interloqué par la misère sociale qui s'y dévoilait. Je croisais au détour des rues tant d’individus rongés par ce mal sournois et pernicieux, jeunes désœuvrés en tenue débraillée une bouteille d'alcool à la main, vieillards démunis et indigents, et certains visages dont la déformation des linéaments paraissait à mon imagination comme les stigmates d'une inéluctable dégénérescence ou d’une consanguinité, seul témoignage visible d'une souterraine et pulsionnelle déviance qui ne se dévoile d'ordinaire que dans l'intimité et la pénombre de certains foyers. J’étais pris au beau milieu d’un hiatus, entre deux univers qui m’étaient l’un et l’autre irrémédiablement étrangers, et dont mes sincères et tenaces efforts pour m’y fondre me paraissaient voués à l’échec. Entre ces deux extrêmes, je cherchais désespérément ma place en ce monde.

A mesure que le temps passait, je me détournai des chemins habituels qui me menaient de mon domicile à la gare, ou à la bibliothèque municipale dont je fréquentais assidûment les étroits rayonnages. La fréquentation de cette ville que j’exécrais tant, proche du Pays de Thiérache, finit vraisemblablement par exercer un morbide attrait sur mon esprit, comme sous l’effet d’un étrange magnétisme. Dès lors, je me mis à accomplir de grands détours, à la recherche de lieux insolites ou de singularités architecturales, loin des grandes artères, les plus fréquentées et les plus commerçantes, cherchant à me perdre dans les recoins les plus méconnus et les plus secrets de la vieille ville historique. Assurément, ce n’était pas l’hôtel de ville, de style gothique flamboyant, ni son célèbre campanile abritant un carillon, ni même la grandiose basilique, qui m’attiraient. Ainsi, près de chez moi, un quartier était particulièrement réputé pour être mal famé et la curiosité inévitablement m’y poussa. C’était pourtant une zone résidentielle de pavillons comportant de vastes jardins, mais ces derniers n’étaient pas entretenus et étaient laissés dans un état de crasse repoussant. Il y régnait comme une atmosphère de dépravation. On y observait des amoncellements hasardeux de vieilleries désuètes et de meubles usagés, qui auraient sans doute fait la joie de quelques brocanteurs, antiquaires ou autres collectionneurs, et qui s’entassaient sans que rien n’y révélât un ordre logique. Le terrain bourbeux qui en constituait le substrat naturel paraissait si hostile à toute vie que les mauvaises herbes elles-mêmes, chiendent, orties et autres oxalis peinaient franchement à s’y développer, comme si ces espaces étaient soumis au pouvoir de quelque malignité souterraine. On aurait légitimement pu croire ces lieux abandonnés si de furtives silhouettes, quelques aboiements rauques de chiens de garde, et ça et là de discrètes lueurs émanant des persiennes, ne m’avaient convaincu que ce quartier faisait bel et bien l’objet d’une occupation humaine. Je poursuivis ma route et, descendant une rue déserte qui conduisait après quelque détour à la gare, je m’arrêtai devant une usine désaffectée aux fenêtres brisées, dont la surface était encore jonchée de quelques engins et matériaux industriels, sans grande valeur, qui pourrissaient là dans une parfaite indifférence, et sur lesquels seul le temps avait encore une emprise. La commune, dont il me paraît salutaire de taire le nom, avait jadis été un fleuron des industries textiles et mécaniques, mais la concurrence écrasante de nations étrangères à la main d’œuvre bon marché en avait depuis longtemps brisé la fragile économie. En ces temps de crise, le chômage y atteignait en outre d’inquiétantes proportions, sans que les pouvoirs publics paraissent en mesure d’y remédier. Aboutissant au terme de la rue, ayant insensiblement atteint la ville basse, à ma vue ne s’offrait que le spectacle d’édifices et d’habitations délabrées dont sourdait une triste décrépitude.
Quelle ne fut pas ma surprise lorsque, approchant du longiligne canal qui sillonnait la ville de part en part, dont quelques vaporeuses brumes s’attardaient encore nonchalamment sur la surface ondoyante des eaux, j’aperçus une demeure cossue affichant un classique toit en croupe. Ce qui heurta avec force les organes de ma perception, c’étaient les signes qui se révélaient au-dessus de l’imposante porte d’entrée. Il s’agissait de symboles franc-maçonniques, le grand œil de la connaissance cerné d’un triangle et juste en-dessous l’équerre et le compas qui s’entrecroisaient. Je m’essayai à des tentatives d’interprétation d’après mes quelques connaissances en la matière. L’œil représentait le grand architecte de l’Univers, et de façon plus diffuse la Lumière, émanation de la vie et principe de la connaissance qui seul se dévoile à l’initié. Les deux autres symboles renvoyaient apparemment à des considérations géométriques, centrales chez les francs-maçons, l’équerre désignant la perfection du carré mais aussi la rectitude de la loi morale qu’adopte le maçon, tandis que le compas incarnait la perfection du cercle et du cosmos. On retrouvait là de lointaines influences de pythagorisme. Ces singulières institutions et leurs rites séculaires avaient toujours exercé une sombre fascination sur mon esprit, rêvant un jour d’être initié à leurs secrets, comme certains grecs privilégiés l’avaient été il y a bien longtemps aux mystères d’Éleusis. Néanmoins, j’avais connaissance des polémiques régulières dont la franc-maçonnerie faisait l’objet, notamment des accusations de dévoiement de son œuvre, mais aussi des railleries au sujet de la vacuité du folklore qui composait désormais ses cérémonies. Toutefois, ces critiques parfois fondées ne pouvaient altérer l’idéal que j’en portais, ni ôter à mes yeux cette aura qui en irradiait, ce mystère des origines qui remontaient à la fondation par Hiram du temple de Salomon. Qu’un lieu dédié à ce phénomène inclassable et universel se situât au milieu de cette architecture morne et croulante, voilà qui se révélait une absolue incongruité, comme un diamant que l’on découvrirait par hasard en bêchant l’humus d’un sol laissé trop longtemps en jachère et envahi de graminées. Je m’approchai, franchis quelque peu hardiment le portail de bois qui en ouvrait l’accès et m’apprêtai à examiner d’un peu plus près ces symboles qui se détachaient par leur contour doré. Quelques pas résonnant dans l’allée derrière moi m’avertirent que je n’étais plus seul, et je regrettai soudain cet élan qui m’avait porté bien plus loin que ma timidité ne me l’aurait prescrit.
Un personnage coiffé d’un chapeau de velours noir et recouvert d’un manteau d’astrakan se tenait, voûté, derrière moi. Il avait une haute stature, un visage parsemé d’aspérités et de rides qui révélaient un âge avancé, ainsi que d’étonnantes mains tavelées aux doigts longs et effilés. Sa physionomie respirait l’affabilité et la bonhomie bien qu’un éclat ophidien me sembla briller dans ses noires prunelles, ce qui, instinctivement, me fit frissonner.

Il m’aborda d’un ton courtois, non dépourvu d’un certain maniérisme, qui révélait à n’en pas douter des origines sinon nobles, du moins bourgeoises :
« Je suis le propriétaire de cette maison. Puis-je vous aider en quoi que ce soit, jeune homme ? demanda-t-il posément.
J’étais intrigué par ces symboles et je désirais seulement les voir d’un peu plus près. Est-ce là le siège d’une loge maçonnique ? hasardai-je, après quelques hésitations.
Ce le fut autrefois, et j’en étais d’ailleurs l’un des membres éminents. Désormais, c’est une autre société que je préside dans ma modeste habitation, un cercle d’études philosophiques et ésotériques, répondit l’étrange individu.
En tant qu’étudiant de philosophie en Sorbonne, vous m’intéressez beaucoup. De quelles sortes de travaux s’agit-il ? me surpris-je alors à demander.
Le mieux est de venir vous en rendre compte concrètement. Pourquoi ne pas vous joindre à nous ? Une séance aura justement lieu demain soir, à dix-neuf heures, ce sera l’occasion d’évaluer par vous-mêmes précisément la nature de nos recherches », conclu-t-il avec le plus grand sérieux.
A peine eussé-je le temps d’esquisser une réponse positive qu’il s’engouffra déjà dans son élégante demeure. Les occupations de la journée achevées, je rentrais, perplexe. Je brûlais d’évoquer avec quelqu’un cette rencontre quelque peu surréaliste. Je songeai un instant à en discuter avec ma mère, mais je me ravisai vite, réalisant que la franc-maçonnerie n’éveillerait guère en elle autre chose que l’idée d’une vague confrérie d’ouvriers du bâtiment. Elle était d’ailleurs trop occupée à décortiquer les articles du quotidien local, et plus spécialement la rubrique des faits divers, dont le rédacteur s’acharnait avec insistance à exacerber les émotions de ses lecteurs. Elle m’apprit que la ville était depuis peu le théâtre d’inquiétantes disparitions d’enfants, qui plaçaient les autorités sur le pied de guerre. D’importants moyens policiers avaient été déployés, sans résultat probant. Du reste, mes relations avec ma mère se dégradaient fortement, jusqu’à m’apparaître inextricables. En effet, son implacable exigence en toutes choses à mon égard avait achevé, au terme d’une lente et profonde érosion, de m’éloigner irrémédiablement d’elle. Nous étions comme deux colocataires, relativement étrangers l’un à l’autre, qui vaquaient chacun à leurs occupations, et cet état de fait n’était pas sans peser sur la déréliction qui s’était emparée de mon âme.

Je me rendis le lendemain à l’heure dite. Tous les invités, ou plutôt les membres de ce cercle, étaient déjà arrivés. Ils devisaient abondamment autour de la rectangulaire table d’acajou qui ornait le milieu du séjour, sans que ma présence ne parût les troubler. Je leur fus brièvement présenté par Théophile, le maître des lieux, et tous me firent un accueil cordial, quoique empreint d’une certaine défiance. A mon grand étonnement, ils arboraient pour la plupart des tenues bariolés qui paraissaient surgies d’une autre époque, mais cela ne me sembla après tout qu’une légitime excentricité d’intellectuels. Les sujets abordés étaient variés mais l’actualité n’y tenait qu’une piètre place. Leur prédilection allait à des questions qui n’étaient pas contemporaines, mais relevaient au contraire de thèmes anciens. Dans ce contexte, une joute rhétorique s’engagea sur le concept d’hubris, et l’Histoire fut convoquée, à travers des personnages célèbres et des exemples mythologiques, pour en dévoiler les diverses déclinaisons et en extraire toute la substance. Quelque peu lassé par ces considérations, mon voisin de droite me lança, sans trop avoir à me pousser, sur la révolution copernicienne que le kantisme avait accomplie dans le champ de la philosophie de la connaissance. La table était richement garnie, de mets essentiellement méditerranéens et d’alcools italiens. Des senteurs orientales s’exhalant de divers encens disposés dans la pièce ajoutaient incontestablement une touche particulière au raffinement de la soirée, bien qu’il me parût qu’elles semblaient recouvrir en réalité une odeur très différente, une odeur à vrai dire nauséabonde, dont l’origine provenait incontestablement des murs, comme un relent de vieilles fongosités, mais ce ne fut qu’une sensation fugace. La réunion prit bientôt des allures de banquet socratique, ce qui n’était pas pour me déplaire, le charme voluptueux du vin aidant. Les débats se poursuivirent tard dans la nuit, et tout en participant avec animation aux échanges, je ne pus détacher mes regards de la luxueuse bibliothèque qui remplissait avec goût les contours de la pièce. Une indéfinissable impression d’étrangeté m’étreignit pourtant au cours de cette soirée, comme si un élément tout à fait discordant s’était glissé au milieu de ce vacarme d’universitaires, sans toutefois pouvoir le définir. Après ces épicuriennes libations, je pris congé de mon hôte, non sans quelques regrets d’abandonner ainsi cette société savante à laquelle pour un soir j’eus le sentiment d’appartenir.

A peine rentré chez moi, je m’assoupis presque immédiatement et mon sommeil fut inhabituellement agité, taraudé de cauchemars dont les scènes se déroulaient, pour une obscure raison, dans le contexte de la deuxième guerre punique, qui vit s’opposer le grand Hannibal au non moins glorieux Scipion l’Africain. J’étais un humble légionnaire prit au milieu du maelström d’une épique bataille, et de monstrueux éléphants appartenant aux forces carthaginoises nous faisaient face au creux d’une vallée encaissée, cernée de solitudes sylvestres. J’étais alors égoïstement tourmenté par ma survie bien plus que par l’issue du conflit ou même le devenir de Rome. Je m’éveillai en pleine nuit, trempé de sueurs et quelque peu fiévreux, et je m’efforçai de démêler le fil d’associations d’idées qui m’avait conduit à ce rêve étrange, si tant est qu’il existât. Je ne tardai pas à le découvrir. Durant la réception, mon regard s’était attardé sur un objet qui paraissait très ancien et dont se dégageait une sorte de sauvagerie, qui dénotait singulièrement avec le reste de la décoration et du mobilier, moderne et opulent, qui composait le vaste séjour. Il s’agissait d’une sculpture archaïque qui représentait la tête d’un taureau ainsi que son torse poilu à la musculature anguleuse. Il portait un nouveau-né au creux de ses membres antérieurs, que l’intention de l’artiste avait rendus semblables à des mains. Le bas du corps représentait un brasier se consumant dans un grand récipient de terre cuite. Il s’en exhalait comme une forme d’influence hypnotique, qui agit sans nul doute sur mon esprit, quoique de façon inconsciente. Son aspect était repoussant, terreux, vermoulu, de sorte qu’on se figurait sans peine qu’elle avait été extirpée tout récemment des entrailles de la Terre, peut-être par quelque archéologue ou pilleur de tombes, vestige ornemental d’un temple ou d’une nécropole oubliée. Il est vrai qu'elle introduisait bizarrement un élément de barbarie au milieu des ornements d’un luxe on ne peut plus bourgeois. De plus, elle était sciemment placée de façon centrale dans la pièce, comme l’idole vénérée d’un sombre culte. En fouillant minutieusement ma mémoire, je finis par retrouver péniblement la nature de cette statuette : elle symbolisait le Dieu Moloch qu’adorait le peuple carthaginois et auquel, selon une antique tradition, il sacrifiait ses enfants. Quoi qu’il en fût, je me mis à songer sombrement à Carthage, cette civilisation qui mêla de façon si extraordinairement baroque le plus extrême raffinement dans ses usages et ses coutumes, et qui s’illustra brillamment par son hégémonie commerciale et militaire sur la Méditerranée, et la non moins extrême monstruosité de ses sanglants rites religieux, exemple rare dans l’histoire. Pour autant, afin de préserver la quiétude de mon esprit, je me refusai absolument à aboutir aux conclusions auxquelles auraient dû me conduire ces raisonnements nouveaux au sujet de mon hôte et de ses convives. Je tentai de me persuader que cette soirée n’avait peut-être été, après tout, que le produit fantasmatique de mon esprit malade et affaibli, et j’établis un parallèle entre les contradictions de cette Carthage que j’avais fait surgir des nimbes du passé et le tiraillement au milieu duquel se trouvait mon âme. Je me sentais en effet si puissamment écartelé depuis des semaines entre mes ambitions universitaires sans doute démesurées, qui se heurtaient à la froide réalité de mes insuffisances, et le milieu social sordide dans lequel je baignais bien malgré moi, au sein de cette ville qui me révulsait, que cela avait pu, par un mouvement naturel bien que morbide, altérer ma perception de la réalité. Force m’était pourtant de reconnaître que cette bâtisse existait bel et bien, elle ne pouvait résolument pas être une pure invention de mon esprit.

Je décidai d’en avoir le cœur net et j’attendis l’obscurité réconfortante de la nuit, une nuit sans lune, pour retourner là-bas. Les dernières lueurs vespérales s’étaient éteintes et seul un réverbère éclairait faiblement ce coin de la rue. Les perspectives et les ombres qui s’en détachaient me firent faussement l’effet que cette maison était en réalité beaucoup plus vétuste que je ne l’avais d’abord cru. Je franchis le portique, fis le tour du pavillon et mes chaussures s’enfoncèrent dans la terre meuble qu’une luxuriante végétation de fougères et de plantes sauvages recouvraient. Un lierre grimpant parsemait de ses rameaux et de ses feuilles épaisses la surface du mur latéral. J’envisageai de forcer l’entrée et de m’introduire à l’intérieur, quand, tendant l’oreille, j’entendis de lancinantes et plaintives lamentations provenant du sous-sol, comme des cris d’enfants qui sanglotaient, pleuraient, imploraient une aide. Les cris se transformèrent bientôt en hurlements, et il n’y avait plus vraiment de doute possible sur les occupants de la cave. Je courus à toutes jambes vers la cabine téléphonique la plus proche, qui se situait près de la gare, et appelai la police que j’alertai immédiatement. Quand je revins, les forces de l’ordre étaient déjà sur les lieux, ainsi que plusieurs camions de pompiers. En effet, à ma profonde stupéfaction, la demeure flambait littéralement. Une âcre et épaisse fumée noire sortait de ses orifices et de gigantesques flammes la consumaient, paraissant narguer les ténèbres à l’entour. Elles n’auraient pas dépareillé dans une vision artistique et manichéenne de l’enfer, telle que nous en livre le tableau Pandémonium de John Martin.
Rien de probant ne fut trouvé dans les décombres. Ni cadavre calciné, ni preuve matérielle d’une quelconque activité criminelle. Les policiers m’interrogèrent des heures durant, je fus placé sous le régime de la garde à vue et j’étais bien trop hébété pour songer à invoquer le secours d’un avocat. Je racontai avec force détails l’ensemble des faits qui me reliaient à cette sinistre habitation. Au fil de mon récit, je sentis d’abord une profonde incrédulité de la part de mes interrogateurs, puis une franche incompréhension, et le scepticisme que trahirent bientôt leurs regards n’aurait guère été plus éloquent si je leur avais affirmé être détenteur du secret de la pierre philosophale. Pour autant, n’ayant aucun élément concret à mon encontre, et détenant par ailleurs un témoignage qui, sans toutefois corroborer mes dires, écartait du moins ma responsabilité dans l’incendie, ils n’eurent d’autre ressource que de me relâcher.

Une irrépressible impulsion me poussa à me rendre aux archives municipales afin de lever le secret qui, j’en étais maintenant convaincu, hantait cette maison. Mon irruption surprit quelque peu les deux archivistes qui profitaient paisiblement d’une collation et qui parurent fâchées de ma venue. Il est vrai que rares devaient être les téméraires qui osaient venir ainsi troubler la morte tranquillité de ces lieux dédiés à l’accumulation du savoir local, et qui n’intéressaient sans doute guère habituellement que les érudits natifs de la région. Constatant que, par mes insistantes questions, je les importunais plus qu’autre chose, j’entrepris de consulter moi-même les registres, en quête d’informations sur l’étrange demeure et son mystérieux propriétaire. Ce que j’exhumai me plongea dans un abîme de perplexité. D’après les documents que je trouvai et les photographies d’époque, la maison n’était plus qu’une ruine depuis des décennies. Son toit était très largement fissuré, un énorme et circulaire trou en éventrait d’ailleurs la base, et les images révélaient une demeure pour le moins inhabitable et dans un état d’entier délabrement. Avais-je été la victime d’une terrible illusion ? Mes sens avaient-ils été trompés par une force occulte ? Son propriétaire, Théophile Saureau, jadis grand-maître franc-maçon et archéologue, avait basculé brutalement dans une démente frénésie meurtrière à la suite d’un terrible accident, où il vit ses deux petits-enfants alors sous sa garde se noyer devant lui. Il perdit brutalement la raison et la légende raconte qu’il se livra au crime avant de se donner la mort par pendaison.

Un terrifiant détail me revint brusquement concernant cette ineffable soirée. Un plat présenté comme un navarin d’agneau nous fut servi et je confesse m’en être littéralement délecté, d’autant plus que j’étais alors gaiement enivré par le vin. Cependant, à y bien réfléchir, cette viande n’avait absolument pas le goût d’agneau. Ni d’ailleurs d’aucune de ma connaissance, pourtant à ce sujet fort étendue : elle n’avait pas un goût de bœuf, ni de veau, ni de porc, non plus que de volaille, ni même la saveur forestière d’un quelconque gibier comme la biche ou le sanglier, et encore moins d’ailleurs l’arôme et la texture particulière de ces viandes exotiques telles que l’autruche ou le bison. Ma raison refusait avec le plus grand acharnement de se rendre à l’innommable évidence. Je retournai mille fois dans ma tête les événements de cette nuit maudite, mais malgré toutes mes dénégations, la vérité se faisait inexorablement jour. J’avais conversé, festoyé et banqueté lors d’une espèce d’assemblée de spectres, de démons, ou peut-être bien les deux à la fois, qui, sans doute rendus oisifs et chagrins par leur sombre et éternelle condition, m’avaient fait, pour tromper leur ennui, une ignoble et abjecte farce. Comme Déméter dévorant à son insu l’épaule de Pélops, j’avais goûté de la chair humaine, j’en étais maintenant persuadé, la chair de l’un de ces enfants innocents, et, plus atroce encore, j’en avais apprécié la délicate saveur. Tel un navire submergé par la tempête et coulant à pic vers d’insondables et vaseuses profondeurs, je sentis mon esprit s’abîmer dans d’obscurs gouffres de folie et de désespoir, ainsi parvenu au paroxysme de l’horreur. La conscience de l’absurdité de ma situation, qui contrevenait si abruptement aux lois ordinaires de la vie et du monde, en un dernier instant de lucidité, me fit soudainement me convulsionner d’un long rire strident et nerveux qui fit tressaillir les deux archivistes, dont l’une faillit s’étouffer avec la madeleine qu’elle mâchonnait. En réponse à ma crise inextinguible d’hilarité qui cessa dès lors, comme un léger écho qui se répercuta insidieusement dans les murs et les combles des archives, je perçus le faible ricanement, caverneux et sardonique, singulièrement différent de mon rire, d’un noir démon, qui, du tréfonds de sa ténébreuse et infernale tanière, se gaussait de tout son méphitique souffle de l’effroyable tour qu’il m’avait fait. Certes, je lui concédai, avec quelle subtile, cruelle et amère ironie avait-il détourné mes vaines aspirations de grandeur ! Les bribes éparses de raison qu’il me restait encore convinrent avec épouvante qu’il avait tout bonnement suivi la pente de sa tortueuse nature, en accomplissant avec un féroce brio l’un de ses impénétrables desseins, à travers le très modeste truchement de ma personne, faire basculer l’humanité dans le chaos et la déraison.
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kadath
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MessageSujet: Re: L'oeil et le compas   L'oeil et le compas EmptyMer 5 Nov 2014 - 19:12

Bon, eh bien je constate que ma nouvelle ne déchaîne pas les foules. Je vais essayer de mettre un lien pdf (je ne suis pas très doué en informatique), peut-être sera-t-elle alors plus lisible...
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Alan Bates
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MessageSujet: Re: L'oeil et le compas   L'oeil et le compas EmptySam 8 Nov 2014 - 17:25

En même temps, il n'y a pas foule sur le forum.
Le début semble prometteur, même si je trouve les phrases un peu alambiquées.
Je termine ma lecture et te donne un avis.
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kadath
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MessageSujet: Re: L'oeil et le compas   L'oeil et le compas EmptySam 8 Nov 2014 - 19:03

Merci, c'est sympa de ta part.
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Alan Bates
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MessageSujet: Re: L'oeil et le compas   L'oeil et le compas EmptyDim 16 Nov 2014 - 18:16

Lu !

Concernant la mise en page, je sais que tu n'as pas été aidé par l'absence de PDF mais il faudra penser à mettre des "-" au début des dialogues afin que le lecteur ne se perde pas.

Pour le style, je l'ai trouvé un peu ampoulé mais je pense que c'est du au personnage. Ça fait très "vieille France", un peu XIXème Siècle. Sinon, c'est très bien écrit, avec pratiquement pas de faute d'orthographe. Peut-être les phrases sont elles un peu longues et ralentissent le rythme, comme celle-ci :  "Je croisais au détour des rues tant d’individus rongés par ce mal sournois et pernicieux, jeunes désœuvrés en tenue débraillée une bouteille d'alcool à la main, vieillards démunis et indigents, et certains visages dont la déformation des linéaments paraissait à mon imagination comme les stigmates d'une inéluctable dégénérescence ou d’une consanguinité, seul témoignage visible d'une souterraine et pulsionnelle déviance qui ne se dévoile d'ordinaire que dans l'intimité et la pénombre de certains foyers."

Pour en venir à l'histoire proprement dite, je la trouve plutôt sympa. En cinq pages, il y a un condensé d'informations suffisantes pour nous amener à la surprise de la chute.

Voilà, mon humble avis qui, je l'espère, sera constructif.
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MessageSujet: Re: L'oeil et le compas   L'oeil et le compas EmptyDim 16 Nov 2014 - 18:42

Bonjour,

merci beaucoup de ton commentaire. Je vais tenir compte de tes remarques, qui me semblent justes. Il est vrai que j'ai conscience d'écrire dans un style un peu suranné (surtout quand j'écris du fantastique à la première personne, peut-être qu'inconsciemment je m'inspire un peu trop de mes auteurs fétiches, comme Lovecraft), je vais essayer de corriger cela. J'ai conscience que la mise en forme est également à remanier quelque peu.

Merci en tout cas.
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Alan Bates
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MessageSujet: Re: L'oeil et le compas   L'oeil et le compas EmptyMer 19 Nov 2014 - 20:58

Mais de rien, c'était avec plaisir.
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MessageSujet: Re: L'oeil et le compas   L'oeil et le compas Empty

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