Tout a commencé il y a quelques heures. C'est aujourd'hui que ma vie a basculé, avec une faute de frappe. Mok, Moi, un i à la place d'un k, parce que le i est juste au dessus du k sur le clavier.
Mok c'est un personnage de jeu vidéo que j'ai découvert sur l'internet, un guerrier sanguinaire qui explore le monde à la recherche du graal, en récoltant des objets et en massacrant des monstres ci et là. Un jeu des plus classiques aujourd'hui, mais qui m'a fait redécouvrir les plaisirs du jeu vidéo. Avant ça, j'avais perdu nombres d'années de ma jeunesse dans un monde virtuel naissant, à échanger des balles ou à casser des briques sur l'écran vert de la télévision. Puis j'avais laissé tombé, pour me consacrer à des occupations plus saines, la planche à voile et le surf en particulier. Ce n'est que des années après que j'ai retrouvé mes premières amours. Tout avait bien changé. Mok évolue dans un environnement 3D qui laisse peu de place à l'imagination tellement il semble réel. Il marche, il court, il saute, il grimpe... dans un monde qui s'ouvre à lui au fur et à mesure de sa progression : des plaines, des forêts, des grottes... Quand on le manipule avec le joystick, on a l'impression de vivre une vie parallèle.
Cet après-midi, il devait y avoir du vent, et c'est pour ça que j'avais décidé de faire péter les cours. Je crois que j'aimais la planche à voile beaucoup pour ça. On navigue quand on peut et pas quand on veut. Quand il y a les conditions, ça devient une priorité. On devient malade en salle de classe en regardant les feuilles des arbres bougées. On attend toujours plus de vent, plus de vagues, on ne s'en lasse jamais. Lorsque j'ai été admis à Montpellier pour poursuivre mes études, je me suis rapidement installé dans un studio à Palavas-les-Flots, en front de mer. Palavas ce n'est pas Hawaï, mais c'est ce qu'il y a de plus proche de Montpellier pour naviguer. Et une fois encore, j'avais quitté l'école à midi pour rien. A peine entré dans le studio, j'avais déjà compris que c'était mort : pas un mouton à l'horizon. Une fois encore j'allais attendre, et espérer.
Je me suis glissé sous la couette, j'ai englouti une boite de raviolis froids et j'ai allumé mon ordinateur. On prend vite l'habitude de passer son temps au lit dans un studio, et quand j'ai acheté cet ordinateur portable, ça ne m'a pas aidé à en sortir. Je pouvais jouer avec Mok pendant des heures, mais aujourd'hui, parce que la page tardait à s'ouvrir, parce que j'ai retapé l'url, je suis tombé sur Moi. Je me suis vu à l'écran, allongé dans mon lit, face à mon ordinateur, un peu comme si une webcam était placée juste derrière moi. Encore plus terrifiant, quand je me déplaçais, la caméra invisible me suivait, et il y avait en bas de l'écran deux boutons qui me proposaient de sauvegarder ou de reprendre la partie. La partie, comme si j'était en train de jouer à un jeu vidéo. Mais pas de joystick pour ce jeu là, je commandais le personnage directement puisque le jeu n'était que le reflet de ma vie réelle. C'est par curiosité, après avoir constaté qu'il n'y avais aucune partie sauvegardée, que j'ai sauvegardé ma première partie, celle que je viens de reprendre pour écrire ces lignes.
Moi, c'est le jeu vidéo de ma vie. Je l'ai découvert aujourd'hui, mais j'y joue depuis que je suis né. Je n'aurais jamais dû comprendre tout ça, mais il a fallu que je fasse cette faute de frappe. J'avais ouvert http://www.lesjeuxduweb.com/moi et ma vie allait prendre une autre dimension.
Quand on sauvegarde dans un jeu vidéo, c'est pour éviter de refaire ce qu'on a déjà fait. Et indirectement, ça permet de refaire ce qu'on a mal fait. Les sauvegardes dans Moi permettent de remonter le temps. J'ai commencé par l'expérimenter tout seul le premier jour. J'ai tout cassé dans l'appartement, pour tout réparer en reprenant la partie. Et c'est quand j'ai détruit l'ordinateur, dans un excès de folie, après plusieurs reprises toujours plus impressionnantes, que j'ai dû me résoudre à arrêter... pour la journée.
Je me suis réveillé le lendemain, dans un studio totalement détruit. Je me suis rué à l'école, dans la salle informatique, et j'ai nerveusement pianoté l'url magique. J'ai pu vérifier que l'interface était accessible de n'importe quel ordinateur... c'est l'internet. Que fait ma vie sur l'internet ? Pourquoi il n'y a pas la votre ? Est-ce que vous existez vraiment ? Toujours est-il que je me suis rapidement retrouvé dans mon appartement, et sans reprendre ma voiture... Bien sûr, tout était redevenu normal. Mon ordinateur était en parfait état. On était hier, juste avant que je commence à tout casser.
Que se passe t-il pour les autres quand je reprends une partie ? Est-ce que les élèves en salle informatique m'ont vu disparaître ? Je n'ai toujours pas de réponse... sinon que dans Mok les autres ne voient rien, les autres n'existent pas. Mais ce jour là, toujours le même, le premier, j'ai cherché à savoir. J'ai exploré comment les autres voyaient ce phénomène. J'ai appelé Eric, mon pote de classe, et je l'ai fait participé au spectacle. J'ai montré l'écran, j'ai fais une sauvegarde en sa présence... et quand j'ai repris, dix minutes après, pour lui bien évidemment il ne s'était rien passé. Ces dix minutes faisaient partie du futur. Je lui ai dit qu'on avait vu un oiseau se poser sur la fenêtre, ça s'est reproduit à l'identique, il a pété un cable, il s'est jeté du balcon... et je l'ai ressucité : j'ai repris ma première sauvegarde, avant que je ne l'appelle. Il n'a jamais rien vu.
A l'évidence, je ne peux pas partager cette découverte. Tout ça me place au centre du monde, et remet en cause l'existance de ce qui n'est pas moi. La même expérience avec ma voisine a donné le même résultat. C'est avec cette voisine que j'ai commencé à exploiter la situation. Elle est très mignone, mais je n'avais jamais osé être trop engageant avec elle. Considérant que j'avais alors les moyens d'effacer les tentatives ratées, je décidai après sa résurrection de lui faire quelques propositions. C'est au troisième essai, fort de l'expérience des deux premiers, que ça a marché. J'ai ainsi passé quinze jours en bonne compagnie, et c'est finalement pour éviter le drame de la rupture, que je suis revenu à la case départ.
A ce stade, j'avais déjà vécu beaucoup de choses, mais chronologiquement je venais à peine de découvrir l'outil. Je n'avais pas beaucoup travaillé pendant les quinze jours que je venais de supprimer, je savais que c'était maintenant inutile. C'est naturellement que je décidai d'aller plus loin en gagnant au loto. La première fois, j'ai noté les numéros gagnant sur un bout de papier... erreur, le papier est resté dans le futur. Il a fallu que j'aprenne le tirage par coeur, pour pouvoir le jouer avant, et toucher le gros lot. Par la suite, j'ai organisé une soirée avec tous mes amis. Je leur ai offert à chacun une voiture, mais ça n'était que le paquet cadeau : j'avais déposé sur les sièges passagers des chèques d'un million d'euros. Puis j'ai invité tout le monde à me suivre à la Barbade. On a navigué comme jamais, et abusé de la richesse les jours où le vent n'était pas de la partie. Il n'était plus question d'études. Tout était trop facile... Après quelques mois, on s'est presque tous perdus de vue.
Dès lors, j'ai commencé à faire n'importe quoi. Je suis descendu dans la rue avec un fusil de chasse, et j'ai tiré à vue sur les gens. Juste pour voir ce que ça faisait. Je suis remonté dans le studio après le carnage, et j'ai effacé cet épisode pathétique pendant que les forces de police défonçaient ma porte. Je me suis aussi volontairement coupé un doigt...
Puis j'ai décidé d'arrêter de jouer avec ça. C'était une question d'équilibre. J'ai essayé de retrouver une vie simple. Je suis même retourné à l'école, sans difficulté, grâce à ma première sauvegarde. J'ai tenu plusieurs mois sans modifier le cours du temps. Mais un matin particulièrement venté, je n'ai pu résister à l'appel de la sauvegarde... j'avais replongé. J'ai navigué cette journée d'anthologie des dizaines de fois sans interruption. C'est la lassitude qui m'a fait arrêté, pas la fatigue. Il n'y a pas de fatigue à revivre dix fois la même journée. On n'a pas besoin de repos. Maintenant, si je veux naviguer, il me suffit de charger cette sauvegarde. Mais je ne veux plus naviguer...
Voilà mon histoire. Je suis revenu au début pour la raconter. Pour qui ? Sans doute pour moi. Je ne pense pas que les autres existent. La vie est une chose étrange. Tout se créé autour de moi. Je me sens bien seul.
Il y a un troisième bouton sur l'interface. Je n'en ai pas encore parlé. Il me propose de quitter la partie. Je n'ai jamais osé cliquer dessus. Si je termine la partie, qui pourra reprendre ? Au début ? A ma naissance ? Si tout est cohérent, il n'y aura plus de reprise possible. A l'évidence, quitter la partie c'est mourir... et c'est le moment.
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