Vol... spaetial

PREAMBULE
Le document publié ci-après a été découvert récemment, très exactement le 114 vingtobre 2146.
Il se trouvait dans la mémoire d’un circuit intégré exhumé d’une nécropole alsacienne et daté du début du XXIème siècle, précisément du 30 juillet 2004.
Le texte, écrit dans une langue qui se rapprochait plus du barbaresque wisigoth (*) que de notre beau parler d’aujourd’hui, indiquait lui-même en préambule qu’il s’agissait de la retranscription la plus fidèle possible d’une fresque rupestre découverte dans l’une des plus vastes grottes de la planète, dite « Mülhaüsern Monika Höhle », aujourd’hui comblée pour des raisons inconnues et située aux confins des trois anciens territoires de la Gaule, de la Germanie et de l’Helvétie. Il y est également précisé que cette peinture du paléolithique supérieur se terminait en bas et à droite par ces idéogrammes profondément gravés dans la pierre : « 9486 avt JC », seule partie de la fresque qui comporte une énigme non encore élucidée à ce jour...
Nous nous sommes attachés à retranscrire au mieux l’esprit de ce que les scientifiques d’aujourd’hui considèrent comme la plus ancienne trace « écrite » de la vie de nos ancêtres et de leurs mœurs pour le moins curieuses.
Nota : c'est une fillette qui s’exprime, il est évident que le vocabulaire utilisé ici approche au plus près le ressenti des spécialistes qui ont eu la charge de cette triple et délicate traduction.

(*) Barbarie : région d’Afrique du Nord, origine probable de la jeune narratrice.
Wisigoths : peuplade baladeuse défaite par lesdits Barbares en l’an 711 en Gaule.

Ça fait un bon moment, peut-être plus, que mon papa et moi on attend sur ces rochers escarpés. La lune se détache de plus en plus nettement sur le fond du ciel sombre que j’observe maintenant avec attention. Et plus la nuit avancera, plus il sera compliqué d’embarquer. J’accompagne mon papa en voyage d’affaire, c'est ce qu’il m’a dit. Loth, mon papa, a pris ma petite main toute fine dans sa grosse pogne au dos recouvert de poils roux. Il n’a plus l’intention de me lâcher, je le sens : le risque de déséquilibre et de glissade dans le vide est trop important sur cette espèce de promontoire étroit et abrupt.

Nous ne sommes pas les seuls à patienter là. Une file indisciplinée et bruyante grouille derrière nous dans la montée et papa a toutes les peines du monde à ne pas bousculer sans le vouloir le service d’ordre. Service d’ordre réduit à une sorte de colosse édenté, aussi large que haut, vêtu d’un uniforme en peau d’ours qui doit sentir à vingt pieds, et qui tient fermement à la main un gourdin impressionnant. Son regard simiesque parcourt les premiers rangs de la file avec animosité. Il est chargé de contenir du mieux possible les candidats à l’envol, la piste qui se trouve à quelques mètres de là devant impérativement rester libre pour le prochain atterrissage.

Oui, il est costaud le gros douanier du service d’ordre, c'est sûr, mais mon papa, il pourrait lui filer une pâtée comme j’écrase une fourmi-manioc. Il est grand mon papa, surtout quand il se tient droit, mais c'est vrai qu’il a plutôt les mains qui traînent par terre d’habitude quand il marche. Maman a beau lui dire : « regarde les voisins ! t’as vu comment ils se tiennent les voisins, dis ?! », rien à faire, il bombe le torse trente secondes, se tambourine dix coups de poings sur la poitrine et reprend immanquablement sa position et sa démarche. Ah, le milieu social et l’éducation, c'est important...

- Jamais à l’heure ces oiseaux ! marmonne papa, approuvé par des grognements et des borborygmes infâmes éructés par quelques hommes tout aussi énervés derrière nous.

Moi je ne parle pas. En fait, je n’ai jamais parlé, personne ne sait pourquoi et tout le monde s’en fiche d’ailleurs. Alors je fais tout par signes, par regards, ou alors je dessine et je peins sur les murs de la caverne. Là j’ai simplement serré la main de mon père pour tenter de le calmer. Je sais que la moindre étincelle peut provoquer un esclandre et qu’une bagarre générale se terminerait fatalement par une hécatombe. Comme la dernière fois qu’on était ensemble à la grande surface du village, le Mammouth. Neuf types qu’il a dégommés papa, des qui voulaient resquiller aux caisses en lui passant devant. Faut pas l’embêter mon papa.

J’aime bien aller chez Mammouth. J’ai entendu dire qu’ils allaient le débaptiser d’ailleurs. La Vie Aux Champs qu’ils allaient l’appeler maintenant le magasin, parce que le nouveau chef qui l’a obtenu en échange d’une montagne de peaux de loup argenté n’aime pas la viande ! « La cueillette ! Y qu’ça d’vrai ! » qu’il hurle tout le temps à qui veut l’entendre. Et c'est vrai qu’on n’y trouve plus guère de carne maintenant. Papa a même dû ressortir ses vieux pneus..., ses vœux pieux..., ses... zut ! ses vieux pieux du fond de la grotte et les retailler avant d’en brûler à nouveau un peu les pointes pour repartir à la chasse.

Je sors brutalement de mon rêve à cause du bruit caractéristique du battement des ailes de l’énorme tyrannosaure volant chargé de nous embarquer et qui a vraiment beaucoup de retard sur les prévisions. Un murmure de plus en plus intense monte de la foule qui a deviné l’arrivée du volatile, invisible à cause de la nuit tombée. Le tarmac est faiblement éclairé par une torche à la résine que le planton tient en l’air d’une main, sa massue bien visible dans l’autre. Un souffle énorme balaie le promontoire, obligeant la foule à s’accroupir tant les mouvements de l’air sont importants. Un hurlement aigu effrayant jaillit de la gorge du gigantesque emplumé qui a été dressé à ça pour chaque arrivée. On a beau être habitué, ça fait quelque chose ! Ouf ! Il s’est posé sans encombres.

Encore une chance d’ailleurs : il y a deux lunes, l’un des transporteurs a trébuché en posant une patte sur la piste et, en essayant de se rattraper, d’un coup d’aile il a fait basculer au moins quarante personnes dans le vide. Un massacre. Je ne connaissais personne parmi les victimes, sinon j’en aurais pas mangé !...

Cette fois, tout semble nominal. Le gorille, pardon, le douanier chargé du service d’ordre recule d’un pas pour laisser le passage aux candidats au voyage.

- Embarquement !! hurle-t-il, tentant d’émettre encore plus de décibels que le tgv (1) qui doit nous emporter tout à l’heure.

Papa et moi on s’avance sur la surface en rocher battu. D’abord papa jette le cuissot de chevreuil et le cuisseau de veau qu’il avait emportés, dans la caisse destinée à recevoir le paiement des passagers. Puis il avance avec moi pour qu’on se prépare à prendre place dans un immense panier tressé au carré installé au bord du vide et dont une anse impressionnante forme une arche de plusieurs pieds au-dessus de l’ouverture. Seule, je ne serais jamais parvenue à escalader puis enjamber ce truc, mais papa est là, Il est déjà dans le panier et me soulève comme un fétu pour me poser à côté de lui en donnant au passage force coups de coudes et d’épaules aux autres rustres qui s’installent en grognant.

Le panier est plein. Pas moyen d’y embarquer une personne de plus. D’ailleurs le douanier a repris sa place pour empêcher tout nouveau candidat d’avancer et la petite foule restante commence déjà à amorcer un demi-tour dans le désordre pour regagner la vallée, ayant compris qu’il faudrait attendre un nouveau soleil pour tenter un autre départ.

Le TYR.A.320 qui vient d’arriver doit être le dernier modèle : décollage vertical, ravitaillement en vol, dispositif de vision nocturne à infrarouge, atterrissage tous temps... Ça rassure. Notre tgv donc, sur un signe du planton, se positionne sur ses deux pattes arrière et saisit l’anse de notre cabine de ses deux serres avant. Oui, c'est une autre amélioration génétique naturelle de ce modèle : deux pattes rétractables en vol à l’arrière et deux serres à longues griffes à l’avant pour le transport de fret et de passagers, très malin. Adaptation spontanée de l’espèce à l’évolution de l’environnement...

Plusieurs puissants battements d’ailes sont nécessaires pour que la lourde cargaison prenne de la hauteur dans un ciel dont on ne distingue même pas les étoiles tant la lune est joufflue et brillante. C'est parti, direction plein sud, le voyage a vraiment commencé !

Le vol - pour moi en tous cas - est agréable. Je n’ai jamais eu le mal de l’air, alors... Quant à papa, il dort. Ça, c'est classique chez lui : maman dit toujours que dès qu’il s’est envoyé en l’air, tout de suite après il ronfle... Mais y en a d’autres, des passagers, je vous raconte pas ! Parce que un vol en tgv c'est bien pire qu’une balade à dos de grizzli ! Chaque battement d’aile vous fait monter brutalement de la hauteur de trois girafes debout, chaque mouvement inverse produit l’inverse, bien entendu ! L’estomac fait pareil, alors on comprend mieux pourquoi le panier est tressé large, surtout le plancher... Mais notre A.320 est bien dressé : à intervalles réguliers, il libère sa vessie tel un canadeir (2) en rut, ce qui permet un nettoyage général du pont, une désinfection complète mais une infection pour les odorats délicats... Encore heureux qu’on lui ait appris qu’il fallait retenir le reste, plus consistant. À pleine vitesse, il a le droit, ça va, c'est évacué dans le sillage de la trajectoire, mais en vol stationnaire, vous imaginez les dégâts ? L’amalgame infâme qu’on retrouverait dans le panier à l’arrivée ? Ça s’est produit dans les premiers temps de l’aéronautique préhistorique, mais ça a bien changé maintenant, tout s’améliore...

Le trajet est court mais on a quand même eu droit à trois douches gratuites.

J’ai réveillé papa quand j’ai senti qu’on perdait de l’altitude rapidement. Il s’est levé en maugréant, secouant sa tête dont la longue et épaisse tignasse dégouline de désinfectant puis jette un œil au-dessus du bastingage pour me dire :

- On arrive Esmé, on arrive ! merde ! j’ai pas vu le temps passer.

Phrase accompagnée d’un énorme coup de poing en plein dans la trogne de son voisin de droite - il a toujours été à gauche mon papa - qui a dû lui écraser un orteil sans le vouloir, du moins j’imagine. Faut pas le chercher papa Loth. Il me saisit par le bras et ça je sais ce que ça veut dire : atterrissage imminent. En effet, un choc violent envoie tous les passagers valdinguer les uns sur les autres malgré les précautions prises. Et des hurlements de douleur fusent maintenant de la masse, cris moins dus aux contusions habituelles après le contact brutal du panier avec le sol qu’à la bagarre générale qui s’ensuit.

Papa a visiblement envie d’en découdre mais je serre très fort une de ses mains que j’ai réussi à agripper et il comprend. Me soulevant par la taille, il me dépose au sol et, avec la souplesse d’un grand singe, il me rejoint d’un bond, me soulève à nouveau pour m’installer à califourchon sur sa nuque, envoie encore deux importuns au tapis et prend sa course en direction du bois dont on aperçoit la lisière sombre à quelques longueurs de caïmans adultes...

(1) tgv : Tyrannosaure à Griffes Volant
(2) canadeir : hybride de canard et d’eider géants apprivoisés

FIN
Mo

J'ai eu l'impression de lire une nouvelle de Werber!!! Excellent!
Bon bien sûr c'est bien écrit, ça on s'en serait douté mais c'est vraiment drôle, bourré de clins d'oeil et ça nous donne une perspective délicieusement décalée!
Très original Mo, ça donne un peu de fraîcheur Merci!
A quand les autres?

Bonjour Vincent et merci de ton appréciation !
Je vais te révéler qu'il s'agissait en fait d'un exercice d'atelier d'écriture dans lequel les participants ont défini eux-mêmes les critères à respecter parmi plusieurs tirés au sort, donc pouvant donner lieu à un challenge assez cocasse, tu vas en juger !
- Situation : dans la file d'attente d'un aéroport
- Epoque : au paléolithique supérieur (!)
- Qui ? Loth (un homme) et Esméralda (une fillette muette)
Maximum : 2000 mots
- Délai : une semaine.
J'avoue que j'ai été et reste contente de mon résultat, car jusqu'au dernier moment je n'ai su ni comment démarrer ni dans quoi j'allais m'engager... Comme d'habitude en réalité. Par exemple pour l'exercice que nous avons proposé sur ce forum (pour demain), je l'ai fait hier soir en 3/4 d'heure. En revanche je n'en suis pas aussi satisfaite que celui-ci. Mais n'anticipons pas !
A ce sujet, je crois que Erika-Lolita va également soumettre l'un de ses textes "orienté horreur" pour avoir vos avis. Etes-vous d'accord pour lire et commenter d'autres textes, même s'ils ne sont pas forcément à connotation horreur, SF, anticipation, ou gore ?? Je suppose que oui, mais on attendra vos réponses avant de vous inonder de nos chefs-d'oeuvre impérissables ! Ok ?
Bonne journée.
Mo

Ah oui! Sympa comme défi Mais franchement, le côté exercice ne transparaît absolument pas de ton texte et c'est, au final, une nouvelle à part entière!! Enfin bref: très réussi!
Sinon en ce qui me concerne, je ne vois aucun problème à ce que des textes de genres variés soient mis en ligne, au contraire. Et c'est avec plaisir que je les lirai

Je l'avais déjà parcourru à l'époque sur CL mais pas entier !!
Plein d'esprit et d'humour, un grand Monique !!

Bonjour Mo,
Je viens de lire ton histoire, et je dois dire qu'elle m'a énormément plu!
Je la trouve très amusante et très bien écrite! J'aime beaucoup ton style, on ne s'ennuie pas une seconde!
En en espérant d'autres...

Tiens ! Bonsoir Roland, je viens à l'instant de poster une critique sur ton "Besoin de renouveau ?"... Va voir.
Une autre "histoire" ? Dans le forum "Atelier d'écriture", on vient de mettre plusieurs textes. A lire svp !
Mo