Le jour se levait doucement sur la vallée de Chevreuse. Olivier, un adolescent de dix-sept ans, s’enfonçait dans la forêt avec son vélo. Les révisions du baccalauréat pouvaient attendre, il voulait profiter des premiers rayons du soleil. Se retrouver au milieu des arbres, entendre le bruissement des feuilles et le chant des oiseaux qui revenaient, autant de plaisirs qui occultaient les odieuses leçons de mathématiques.
Il roulait, cherchant un coin paisible, un havre de paix où s’arrêter pour rêver. Sur les sentiers étroits et vallonnés, il s’amusait à faire craquer les brindilles d’un coup de roue. Il avait l’impression d’être seul, fier comme le maître du monde mais aussi humble devant la nature.
Il arriva à un endroit qu’il connaissait, une souche d’arbre plantée à flanc de colline. Il posa son vélo contre un bouleau. Les premiers rayons du soleil balayaient la vallée qui s’offrait à ses yeux.
Le bonheur n’était pas très éloigné de ça. Assis sur sa souche d’arbre, il pensait. Ses pensées n’étaient que contes et histoires, délires et imagination.
Il oublia le temps, une heure passa. Puis, au loin dans le ciel, il aperçut un oiseau. Ses connaissances ornithologiques étaient développées, mais celui-ci, il ne le reconnut pas.
L’animal faisait un vol majestueux, dessinant de grandes courbes. Olivier esquissa alors un sourire. Ses camarades, bloqués dans les révisions, devaient certainement étudier des courbes bien moins intéressantes.
Il lui semblait que l’oiseau se rapprochait, peu à peu. Quelques instants plus tard, la silhouette devint plus précise. Les ailes déployées avaient une envergure impressionnante. Un long cou prolongeait un corps filiforme terminé d’une fine queue.
Rien de connu ne correspondait à cet animal. Son cœur se mit à battre très fort, à en exploser sa poitrine. Un sentiment bizarre le traversait, entre excitation et inquiétude.
Olivier s’imaginait devant une race de dinosaures, certainement le dernier ptérodactyle vivant. Peut-être allait-il devenir le découvreur d’un Nessie volant ?
Un frisson glissa tout le long de son dos. L’être mystérieux se mit en vol stationnaire, toujours à bonne distance. La tête en triangle de la bête se tourna vers le jeune homme. Puis, dans un mouvement ample, la créature plongea en sa direction.
Olivier, stupéfait par cette réaction, tomba maladroitement à terre. Un halo de lumière inonda la forêt. Des faisceaux aveuglants traversaient les feuillages. Le jeune homme mit alors la main en visière. En ombre chinoise, il commençait à distinguer la silhouette de l’animal qui se posait sur la souche d’arbre.
L’intensité du flash diminuait. Olivier vit alors les premiers détails. L’animal était couvert d’un plumage blanc avec des reflets bleus. Sur quatre courtes pattes, reposait un corps ovoïde. Son long cou courbé se terminait par une tête de dragon aux moustaches fines.
Olivier resta figé. A l’intérieur de sa poitrine, son cœur battait à tout rompre. Son souffle se bloqua et le sang commençait à ne plus circuler. Il blêmissait à vue d’œil.
Puis, le dragon l’interpella d’une voix grave et suave.
- N’aie crainte, petit homme.
L’injonction de l’animal mythique n’eut aucun effet sur l’émotion d’Olivier. Bien au contraire. Savoir que le dragon pouvait parler, voire dialoguer, le sidérait. Avec sa voix d’outre-tombe, le dragon reprit.
- N’aie crainte, petit homme.
- Je… Je n’ai pas peur…
- Alors pourquoi trembles-tu ?
Olivier tendit les bras et regarda ses mains. Oui, il tremblait fort.
- Je suis… juste étonné, répondit Olivier. Vous êtes…un dragon?
- Ben non, andouille ! Tu vois bien que je suis un gros labrador emplumé avec des ailes de condor greffées par manipulation génétique !
- D’accord, monsieur le labrador emplumé…
- Tu te fous de ma gueule ? Merde alors… Je pensais vraiment être un dragon, un vrai de vrai… Je vais demander à mes vieux s’ils ne m’ont pas adopté à la SPA.
- Bon d’accord, monsieur le dragon…
- Jimmy.
- Non, je m’appelle Olivier.
- Zut alors, je suis vraiment tombé sur un crétin moyen. Ben non, banane ! Jimmy, c’est moi.
Le lycéen se mit à rire.
- Je sais bien, mais je te lançais une vanne.
- Elle est naze ta vanne… Dis-moi, je croyais que les jeunes de ton âge étudiaient ?
Le climat se détendait, une osmose commençait à s’installer entre les deux êtres.
- Etudier, réviser, ouais…Mais ça me pompe l’air.
- Et ton avenir bonhomme ?
- Je t’en pose des questions ? Et toi ? Tu l’as eu ton baccalauréat avec mention bien?
- Non, je n’ai pas le baccalauréat. D’ailleurs je ne sais même pas ce que c’est.
- Un diplôme.
- Un diplôme de quoi ?
- Pour moi, ce sont les mathématiques.
- Et ça sert à quoi un diplôme de mathématiques ?
- A intégrer une école préparatoire en mathématiques pour déboucher sur une autre école…
- C’est complètement con ton système.
- C’est pas mon système, c’est celui dans lequel je vis.
- Et ça te plait ?
- D’après toi, Dugenou ? Si j’étais assis sur une souche d’arbre, c’est pour réviser et m’intégrer au système ?
- Tu joues au rebelle, alors ?
- Non, je profite de mon temps.
- Si le diplôme ne sert à rien, tu as bien raison. Moi-même, je me suis barré de chez moi parce que mon vieux voulait que je devienne dragon et ça me gonflait.
- Ben tu es un dragon ?
- Je voulais dire : devenir un dragon qui crache du feu, crame les baraques, bouffe les princesses.
- C’est pas un métier d’avenir, non… Des princesses, y’en a plus tellement…Il te reste plus qu’à foutre le feu aux cahutes.
- Tu déconnes ? Maintenant, les petits hommes comme toi possèdent des armes qui crachent aussi du feu. Mon feu comparé à vos bombes, c’est comme un pet de lapin par rapport à un cyclone subtropical. Si c’est pour me faire saucer la gueule à coup de volées de plomb, je préfère rester discret et faire profil bas.
- C’est pas un bon plan d’être dragon, en effet…
- Bah, il me faut changer.
- Tu vas faire comment pour te changer ? Te déguiser en homme ? Fais-moi marrer, Jimmy. Même si je te prête le fond de teint et les bigoudis de ma mère, tu auras toujours l’air d’un dragon.
- Sans déconner ? Pourtant avec du rouge à lèvres, je suis sûr que je ferai un tabac dans les boîtes de nuit.
- Si tu veux, j’ai un copain qui va à la gay-pride…Ouais, tu y seras une petite princesse…
- Les princesses, je les bouffe.
- Non, tu viens de me dire que ça craignait.
- Ouais, ça craint. J’ai envie de devenir un homme.
- Et on fait comment pour te transformer en homme ?
- Il me faut prendre le corps d’un autre homme.
Le dragon regarda Olivier droit dans les yeux avec avidité. Le jeune homme avait le sang qui se glaçait. Jimmy pouffa de rire.
- Haha ! Non, je déconne plein tube.
- Ne refais plus un coup comme ça, je vais avoir une attaque.
- Oh… Ca va… Ne me fais pas pleurer. D’habitude les hommes me fuient quand ils me voient.
- Faut dire que des dragons, on en voit pas tous les jours ici.
- T’as bien raison, on vient de Chine.
- Et tu fais comment pour voler jusqu’ici et éviter les radars de l’armée de l’air ?
- Je passe en mode furtif grâce à mes plumes profilées en fibre de carbone. C’est garanti par les Ricains.
- Ouais, t’es un pur produit de la NASA, ça se voit ! Bon, j’aimerais bien que tu deviennes un mec, t’es plutôt cool. On pourrait être potes. Avec des amis, ce soir, on se fait une virée marshmallows grillés au feu de bois. Si tu viens, j’ai pas besoin de ramener les allumettes.
- Si je viens, j’aimerais bien devenir un mec avant. Alors prévois des allumettes.
- Ben alors, comment fait-on pour te ravaler la face?
- Ca me regarde… Tu repasses ici, ce soir au coucher du soleil.
- OK ça roule, à plus. Je dirai à mes potes que j’ai un copain chinois qui débarquera.
***
La soirée commençait à tomber. Olivier arriva en vélo à la souche d’arbre pour chercher le nouveau Jimmy. Il posa son engin contre un bouleau et alla s’asseoir sur la souche. Au fur et à mesure que le soleil disparaissait, le froid emplissait les bois. Olivier referma son blouson et regarda sa montre. Presque une heure qu’il attendait, il faisait désormais nuit.
Dans la pénombre, il sortit une boîte d’allumettes de son sac à dos. Après avoir amassé quelques brindilles, il craqua une allumette. Le bois était trop vert, son feu ne prit pas.
Il en craqua une autre. Soudain, l’amas de petit bois s’embrasa. Une voix d’outre-tombe résonna.
- Vous les hommes, vous êtes trop des branques pour allumer un feu. Heureusement que je suis là pour faire chauffer ton tas de bûchettes ridicules.
- Jimmy ??? Je croyais que tu…
Jimmy était là, devant lui. Mais il n’était pas plus humain qu’avant.
- Je suis désolé, Olivier. Je crois que je préfère rester un dragon…Ca me fait trop chier de passer le bac.
- Merde alors…Je pensais avoir gagné un pote et tu me fous dans le vent.
- Bah je suis toujours ton pote, même en étant ce que je suis.
- Merde, quand même. Du coup tu viens plus à ma soirée marshmallows grillés.
- Ben non, mais si tu veux, je peux te faire voir comment je baise les radars de l’armée de l’air avec mon mode furtif. Je t’emmène sur mon dos, je suis un dragon sympa.
Olivier lança un clin d’œil.
- Je croyais que tu étais un labrador emplumé avec des ailes de condor greffées par manipulation génétique.
- Fais pas chier, grimpe sur mon dos. Après, si tu veux, je t’attendrai ici et tu pourras me présenter tes potes.
***
Il était désormais presque minuit. Dans un coin perdu de la forêt, un feu de camp crépitait. Assis en cercle, les amis d’Olivier l’attendaient.
- Tu abuses Oliv’, lança un garçon.
- Qu’est-ce que tu as foutu ? demanda une fille.
- Heureusement que c’est moi qui avait la bière, rétorqua un autre.
Chacun y allait de son petit mot pour lui signifier son retard. Olivier se mit alors à raconter sa journée. Il proposa à sa bande de venir voir Jimmy, à la souche d’arbre. Personne ne le crut, mais devant l’enthousiasme d’Olivier, tous suivirent.
Après quelques minutes de marche à la lumière des torches, le groupe arriva.
Pas de Jimmy, pas de dragon.
- Putain de m… cria Olivier.
- Tu as bouffé des champignons qui font délirer ? demanda un de ses amis.
- Déconne pas, je te jure qu’il y avait vraiment un dragon.
- Ouais, je me souviens qu’une fois j’avais vu Depardieu. En fait, c’était la mère de Cyril, j’avais trop tiré sur un joint.
- Je ne fume pas de shit, rétorqua Olivier.
- Ben, de toute façon t’es assez barge pour halluciner sans rien ! Allez, il faut se ramener au camp. Le feu va s’éteindre, sinon…
Olivier s’assit sur la souche d’arbre. Il se demandait si Jimmy était le fruit de son imagination. De douloureux doutes l’envahissaient. Avait-il vu un animal mythique ? Avait-il volé sur son dos ?
- Eh, Olivier ! hurla un des garçons. Magne-toi, on se barre !
- Je vous rejoins dans quelques minutes, partez sans moi.
Le visage dans les mains, Olivier se repassa les moments de sa journée. Jimmy existait-il ? Le lycéen se releva et observa les alentours. Il espérait revoir son ami, juste une fois, pour qu’il lui prouve que c’était bien réel. Entre les feuillages, il ne voyait rien, pas une âme.
Miné de déception, il commença à marcher en direction du camp. Puis, quelque chose le gratta dans le dos. Il se retourna donc. Personne derrière.
Il continua sa marche, de nouveau il sentit quelque chose dans son dos. Il se retourna. Personne derrière.
Olivier passa alors la main sous son pull. Il en sortit une grande plume blanche avec des reflets bleus. À la lumière de sa lampe torche, il la fit miroiter.
Il sourit.
Sujet: Jimmy 
Tu changes de registre on dirait, en tout cas c'est excellent! Je crois bien que de tous les textes que j'ai lus de toi, celui-ci est mon préféré! Beaucoup d'humour, des persos attachants (ton texte aurait été nickel pour l'atelier 4 
) et un petit je ne sais quoi de mélancolique en arrière fond qui rend le tout vraiment savoureux, on oublie vite qu'on est en train de lire.
