Il y a des moments que vous aimeriez figer pour ne pas les oublier. Je souhaiterais, certaines fois, graver à jamais quelques instants de ma vie. Curieuse chose que la mémoire, j’ai l’impression que des images m’échappent au fil du temps, malgré la volonté de les garder.
Samedi dernier, un ami jouait dans une pièce de théâtre. Avec quelques amis nous avions décidé d’aller voir sa représentation.
Peu après le spectacle, nous l’avions retrouvé dans sa loge improvisée. On lui avait laissé une petite salle de cours de musique. Un piano droit, laqué noir, reposait contre un mur. D’autres instruments, confinés dans leurs étuis, avaient été poussés dans un coin.
Il avait fort bien joué, les félicitations étaient de rigueur. Parmi nos amis, nous comptions Sylvain qui avait fait le conservatoire. Sur le piano d’étude, il nous joua alors quelques morceaux de classique dont il se souvenait.
Nous passions une agréable soirée, j’en étais ravie. Cela fait partie de ces moments qui vous font apprécier la vie. Une heure passa. Nous décidâmes collégialement d’aller prendre un dernier verre en ville. Nous sortîmes les uns après les autres.
Lorsque nous nous retrouvâmes dehors, on s’aperçut de l’absence d’Olivier. Sur le parvis, mes amis commençaient à deviser. D’autres allumaient une cigarette sous la lumière des lampadaires.
Ce soir là, je portais un pantalon et haut noir très près du corps. Trop à priori ! Certains hommes commencèrent à me regarder avec beaucoup d’insistance. Mal à l’aise, je décidai de voir si Olivier n’était pas resté dans la loge, priant les autres de nous attendre.
J’arpentais les couloirs désertés de l’espace culturel, laissant les plafonniers éteints. Les rayons de lune filtrés par les fenêtres suffisaient à guider mes pas. Je m’étais arrêtée au seuil de la salle de cours, je ne sais pas pourquoi. Quelque chose, à l’intérieur de moi, me disait de ne pas le franchir.
La porte était entrebâillée. A la lumière des astres, je pouvais voir Olivier qui s’asseyait devant le piano. Il retira sa montre-bracelet et la posa sur le pupitre.
Il semblait hésitant. Ses grandes mains se posèrent lentement sur le clavier. De son index, il caressa l’instrument de long en large d’un mouvement presque sensuel.
Puis il plaqua ses doigts fins pour jouer une série d’arpèges. Il fit plusieurs maladresses, mais il continua. J’ignorais qu’il savait jouer de la musique. Le voir aligner quelques notes, même fausses, me surprit. Pourquoi se cachait-il? Il devait manquer de confiance en lui.
Le temps se déroulait. Il rentrait en rythme et jouait juste. Puis, il décolla la pulpe de ses doigts, laissant voler ses mains au-dessus du clavier. Tête penchée et yeux fermés, il semblait toujours hésitant, incertain. Cependant son visage respirait la sérénité. Je l’avais rarement vu si bien.
L’atmosphère baignait dans un silence de plomb. L’impatience grandissait en moi, serrant ma poitrine et bloquant mon souffle. J’étais impatiente, oui, mais paradoxalement je ne savais qu’attendre.
Enfin, il prit une respiration et reposa ses mains sur le piano. Elles planaient, libérant au passage des doigts qui pressaient les touches noires et blanches. Une mélodie cristalline jaillit du coffre noir. Il accompagnait le rythme d’un mouvement de nuque chaloupé.
Son morceau de musique, j’avais l’impression de le connaître depuis toujours. La mélodie, si évidente, me semblait avoir été enfouie dans mon esprit. Elle resurgissait du néant à mes oreilles. Il me paraissait avoir déjà vécu cet instant.
Ensuite les sons prirent de l’ampleur pour devenir un élan d’émotions. Les notes devinrent abîmes de blessures ou océans de bonheurs. Je pouvais créer des mots sur la musique. Une irrésistible envie de chanter me prit, mais je me tus. Je voulais rester cachée et ainsi savourer mon indiscrétion.
J’éprouvais le plaisir obscène de m’immiscer dans ses pensées les plus intimes. Chaque son évoquait un profond cri. Dans les vibrations, je décryptai avec certitude les secrets de son cœur. J’entrai en phase avec ses rêves, laissant s’échapper de mon corps une danse lancinante. Plus il jouait, plus l’intensité montait. Il dégageait une aura qui provoquait l’ivresse de mes sens.
Mes bras, jusque-là immobiles, se relevèrent lascivement. Ma main gauche se glissa sur mon ventre, la droite dans le creux de mon cou. La tête appuyée sur l’encadrement de la porte, je fermais les yeux et divaguais. Ces mains qui caressaient ma peau, n’étaient plus miennes.
Lui-même était en paix, jouissant de l’apparente solitude. Il se retrouvait.
Soudain, les phares d’une voiture illuminèrent le couloir. En redressant la tête je vis mon visage se refléter subrepticement sur la laque du piano, trahissant ma présence. Surpris, Olivier se retourna. Je regardai alors mes pieds, baissant les yeux pour me cacher. A travers le voile de mes cheveux, je le vis se lever.
Il s’avançait vers moi. A chaque pas qu’il faisait, mon cœur battait plus fort. J’avais honte, comme une voleuse prise sur le fait. Il se tenait devant moi. Je frémis. Mon dos se glaça d’un doux frisson.
J’avais oublié combien il était grand. Sa chemise bleue soulignait sa peau mate et veloutée. Malgré la pénombre, je distinguais la finesse de ses traits.
Je relevai timidement ma tête. Je dégageai une mèche. Alors je croisai son regard. Dans le noir abyssal de ses yeux, je devinai quelques pensées. Je fis alors un fantasme interdit. Je m’aventurais à penser que cette musique m’était dédiée.
Olivier paraissait encore plus gêné que moi. Il se demandait certainement depuis combien de temps je l’écoutais. J’étais tenté de lui répondre « depuis toujours », mais je ne parvins pas à parler. J’exprimai donc d’un regard que j’appréciais sa composition.
Nous restâmes figés l’un face à l’autre, incapables et idiots. Puis, il comprit que nous étions attendus. Sans mots dire, nous prîmes alors le chemin de la sortie. Nous marchions côte à côte. Malgré le mutisme, nous nous entendions.
Au moment de passer la porte, je m’aperçus qu’il avait oublié sa montre. Je lui fis signe d’aller rejoindre nos amis.
Je revins sur mes pas pour regagner la salle. La montre reposait sur le pupitre, je la glissai dans la poche de ma veste. Il me semblait que la chaleur d’Olivier rayonnait encore du piano. Je voulus m’en imprégner. Je fis alors flotter mes mains au dessus du clavier, développant au maximum la sensibilité de ma peau. Avant de quitter la loge, je pris le temps de regarder le lieu, essayant de graver un maximum de souvenirs.
Ce fut mon plus beau larcin. J’avais emporté avec moi, une part de son âme.