Voila le 1er jet, si vous avez le courage de lire, j'attends vos impressions!
LA FOIRE
Après avoir ébranlé à plusieurs reprises la mince planche de bois qui servait de porte à la chambre de Boris, après avoir compris qu’il n’obtiendrait aucune réponse, Herbert rentra les épaules, tassa sa silhouette en une masse musclée et nerveuse, et percuta violemment la dite porte. Celle-ci vola en éclats et alla s’écraser au pied du lit du petit morveux. Une sale tête ronde jaillit de sous les draps et pivota dans tous les sens, comme prise de panique.
- Ca fait une heure que je frappe, tu peux pas répondre, sac à merde ? lança Herbert.
- Que… Je… Il est quelle heure ? s’inquiéta Boris, l’esprit encore drapé de rêves douteux.
- L’heure de penser sérieusement à te lever si tu veux que tes dents restent à leur place !
Réalisant soudain, Boris sauta hors du lit, attrapa un pantalon et une chemise et entreprit de s’habiller sous le regard dénué de pitié de son père.
- La foire, éructa le garçon comme une injure. Je vais louper la foire !!!
- Le voilà qui se réveille, fit Herbert, l’œil noir.
Boris dévala les escaliers tout en rentrant la chemise dans son pantalon, marcha sur la queue du chat qui traînait dans le couloir et botta le derrière de celui-ci qui avait eu le malheur de siffler un air menaçant. Il avala vite fait un petit déjeuner et claqua la porte pour aller rejoindre le stand qu’il convoitait, priant intérieurement pour qu’il restât encore l’un de ces problèmes qu’il désirait tant.
Sur le perron, son père hurla :
- Et n’oublie pas de me ramener « l’accident de friteuse » pour ta mère ou je t’éclate la gueule, grosse fiante !!!
Cette année là, les maladies mentales occupaient sans partage le haut du podium, le must en matière de problèmes sans aucun doute. Il ne se trouvait pas un touriste dans toute l’île qui ne convoitât pas l’un de ces trésors lors de ses chinages.
Il était particulièrement de bon ton de se procurer une névrose obsessionnelle, et à plus forte raison encore lorsque celle-ci s’accompagnait de tocs impressionnants. Mais les confectionneurs étaient hélas depuis belle lurette en rupture de stock suite à une demande massive mal gérée. Alors les pékins se rabattaient sur les psychoses hallucinatoires, très en vogue également mais nettement moins tape-à-l’œil, il faut le dire.
Boris, lui, n’avait que faire de toutes ces considérations sur la mode et les tendances. Depuis maintenant des mois, il rêvait d’un article en solde qu’il avait aperçu sur un de ces catalogues que glissent les facteurs dans les boîtes à lettres. Il avait lu par-dessus l’épaule de sa mère l’intitulé exact du problème. Aussitôt il avait regretté son achat de l’an dernier et s’était mis en tête de le remplacer par cet article ô combien plus ludique.
Quelques instants plus tard, Boris arriva au village, haletant comme un métronome asthmatique. Ses parents logeaient dans une petite bâtisse le long de la route de l’étang, à l’écart des autres habitants, aussi lui fallut-il courir dix bonnes minutes avant d’arriver à destination.
Les premiers stands étaient installés sur le parvis de l’église et s’étendaient ensuite dans les ruelles du village comme une gangrène foudroyante. Il n’y avait que très peu de monde à cet endroit de la manifestation, la plupart des étalages ne proposant que de simples objets de divers horizons ou des prestations culinaires sans grand intérêt. Mais déjà Boris pouvait sentir cette sensation l’envahir, cette ivresse unique et reconnaissable entre toutes.
Ce fut lorsque la foule se densifia autour de lui, que Boris sut qu’il était arrivé au centre névralgique de la foire : la place des problèmes, ce pourquoi tant de gens se déplaçaient chaque année jusqu’à cette petite île perdue. Car il fallait l’avouer, sans cet aspect de la fête, Clameur n’était qu’un village parmi tant d’autres.
Un intérêt morbide poussa d’abord Boris à se rapprocher du stand « mutilations » qui déployait une banderole tapageuse, vantant les mérites des problèmes dits primaires, les problèmes physiques. Peu d’amateurs se trouvaient dans les parages, la mode était passée et les clients semblaient désormais davantage s’intéresser au côté spirituel du problème. Des offres intéressantes tout de même, cette année, remarqua Boris qui ne se souvenait pas avoir vu un tel étalage de mutilations l’an passé. Les confectionneurs de problèmes primaires semblaient même s’être penchés sur les handicaps congénitaux. Intéressant.
Boris parcourait du regard le tableau récapitulatif, à la recherche d’il-ne-savait-trop-quoi, une idée de cadeau peut-être, ou alors de quoi se faire un petit plaisir pour la rentrée qui approchait. Quelque chose de discret cependant. Alors qu’il hésitait et se tâtait, un homme d’une quarantaine d’années s’était approché, flanqué d’un garçon maigrichon qui selon toutes apparences (selon la forme de la tête, un long ovale au sommet raboté) devait être son fils. Il s’adressa au vendeur d’un ton peu sûr :
- Excusez moi, Monsieur, mais est-ce que vous faîtes encore cette année les kits « losers », avec licenciement et femme-qui-couche-avec-le-patron compris ?
- Ah mais mon bon Monsieur, c’est que vous vous trompez de stand, ici ce sont les mutilations, avec une nouveauté cette année : les tares congénitales. Et sachez que pour toute défiguration par brûlure achetée… (Henri laissa un doigt suspendu en l’air. Ses yeux pétillaient.) …un bec de lièvre offert !!! Oui, vous avez bien entendu ! Le bec de lièvre vous est offert !!! dit-t-il dans une exclamation théâtrale.
Peu convaincu, le père entraîna son fils par la main vers un autre stand qui proposait des forfaits « ridicule » à vie pour un prix… vraiment ridicule.
Soudain intéressé, Boris se pencha vers le vendeur:
- Excusez moi, mais si je vous achète un « accident de friteuse » pour ma mère, est-ce que c’est possible de garder le bec de lièvre pour moi ?
- Evidemment mon bonhomme, dit-il avec un clin d’œil. Alors, il te faut quel modèle ?
Boris sortit un petit morceau de papier de sa poche et lut :
- Un 75%, œil compris.
- Je vois…
Le vendeur, Henri de son nom, se retourna et fouilla sur une étagère qui était installée un peu en retrait. Après quelques instants, il revint vers le garçon, deux enveloppes à la main.
- Tu sais comment ça marche, hein ? Alors voici « l’accident de friteuse » pour ta maman, et le « bec de lièvre » pour toi, mon grand.
Il lui tendit les deux enveloppes en insistant bien sur le nom de chacune pour qu’il n’y ait pas d’erreur au moment des ouvertures. Il se souvenait encore de ce gosse qui avait acheté à son collègue Albert l’année dernière – il s’occupait quant à lui des problèmes familiaux – le kit « père violent et rancunier ». Le gamin avait fait ouvrir l’enveloppe par son gentil papounet. Erreur !
Résultat : rien n’avait changé. Pas dans le sens que le gosse aurait souhaité en tout cas. Son papounet était resté gentil et aimant. Ce fut son grand-père qui sortit de sa tombe ce soir-là et vint tabasser son père à mort. Pour beaucoup cette histoire n’était qu’un sinistre canular soi-disant monté par le frère, mais Henri savait bien que non.
Bien faire attention quand on ouvre, disait-il toujours, et il avait raison.
Satisfait de l’affaire qu’il venait de conclure, Boris se mit cette fois-ci à la recherche du stand « parents à charge ». Alors qu’il se frayait un chemin dans la foule, un jeune homme, qui ne devait pas avoir plus de vingt ans, lui attrapa le bras.
- Je savais que je te retrouverais, Harry !
Il brandit un bâton au dessus de sa tête et se mit à hurler :
- AVADA KEDAVRA !!! Ha ! Ha !
Boris fronça les sourcils.
- Je ne sais pas qui est ce Harry mais votre chapeau est de travers.
Le sourire démoniaque du jeune homme s’affaissa et ses yeux s’arrondirent. Puis il partit au galop, entonnant le générique d’Indiana Jones.
- L’Arche est à moi ! Ecartez vous, j’arrive !!!
Boris éclata de rire. Ca avait l’air grisant ces kits « Schizophrénie » !
Plus tard, alors qu’il cherchait des yeux LE stand, Boris tomba sur un étalage « toutadeuxeuros ». Il s’approcha et fouilla vaguement dans les bacs. On ne savait jamais, il arrivait parfois que des articles vraiment intéressants (et pas chers) se glissent parmi toutes ces babioles dépassées.
Il y avait toutes sortes de problèmes. Ca allait de la « mauvaise haleine éternelle » à « acné indélébile », en passant par « cicatrices au mètre ».
C’est ainsi qu’il la vit. Ce fut comme un flash. L’enveloppe qu’il recherchait et désirait tant reposait négligemment au milieu de tout un tas d’articles tous aussi obsolètes les uns que les autres. Il s’en empara à toute vitesse, jetant un regard en coin pour vérifier que personne n’allait se jeter sur lui pour la lui dérober. Il paya la modique somme de deux euros au vendeur et quitta précipitamment les lieux, un sourire aux lèvres et une bonne affaire dans la poche. Il pouvait rentrer désormais.
Boris n’eut pas sitôt passé le seuil de la porte, que son père lui fondit littéralement dessus, un sourire féroce accroché aux lèvres. Il l’empoigna par le col et le souleva du sol avec, sembla-t-il, une incroyable facilité.
- Alors, sac à merde ! J’espère pour ta gueule que t’as pas oublié ma p’tite commission ?
Sans un mot, Boris sortit de sa poche l’enveloppe intitulée « accident de friteuse » et la lui tendit d’une main fébrile.
- Donne moi ça, dit Herbert en la lui arrachant des doigts avec sa main libre.
Il inspecta chaque recoin du papier, allant même jusqu’à le renifler à certains endroits. Puis, après quelques secondes et un regard méfiant adressé à Boris, il rangea l’enveloppe dans sa poche arrière de Jean, l’air satisfait.
- C’est quoi cette merde que t’as sur la bouche ?
- Un bec de lièvre, fit doucement Boris. Je l’ai eu en cadeau.
- En cadeau, hein ?
Il eut un petit rire dédaigneux et lâcha brutalement son fils qui était toujours suspendu dans les airs.
- Chérie ! claironna Herbert en se dirigeant vers la cuisine. J’ai une surprise pour toi !
Boris profita de la diversion pour monter se terrer dans sa chambre. Il claqua la porte derrière lui et poussa la musique à fond.
Il ne voulait pas entendre. Les hurlements lui parvinrent tout de même…
Son cœur était tiraillé entre le besoin de vengeance et la forte culpabilité qu’il ressentait. Après tout, n’était-ce pas lui qui l’an passé avait jugé de bon ton d’avoir un « père haineux », tout ça pour être dans la mouvance ? N’était-ce pas lui qui avait aussi stupidement céder à la tentation, sans prendre ne serait-ce que dix secondes de réflexion ? Pire encore, n’était-ce pas lui qui venait d’acheter une défiguration pour sa mère… ? La réponse était, certes, cruelle mais d’une justesse implacable.
Tout était de sa faute. Mais la vengeance attendait son heure, tapie au fond d’une enveloppe, prête à bondir sur sa proie.
Depuis le bas des escaliers Herbert hurla que le dîner était prêt, bordel et que Boris disposait en tout et pour tout de cinq secondes pour pointer sa seule petite gueule de morveux. Le jeune garçon serra les dents et descendit en direction de la cuisine, l’enveloppe à la main.
Ce fut avec un sourire en coin qu’il s’installa à table, et ce malgré les pleurs de sa mère qui était tassée sur une chaise à l’autre bout de la pièce, se cachant le visage de ses deux mains tremblantes.
- Qu’est-ce qui te fait sourire comme ça, enculé de mes deux ? fit Herbert. Et toi arrête de gémir comme un traînée et ferme ta gueule !
- Oh, rien, dit Boris tout en sortant l’enveloppe de sa poche dans un geste volontairement ample.
- C’est quoi, ça ? Tu vois pas qu’on mange ? T’as intérêt de ranger vite fait cette saloperie si tu veux pas que je te…
- Une dernière parole intelligible, peut-être ? coupa le jeune garçon qui exhibait maintenant un large sourire.
- Hein ?
Boris ouvrit l’enveloppe.
Il observa son père un moment, se demandant si ça avait marché. Celui-ci continuait de fixer son fils, les flammes de la haine dansant dans son regard. Pendant quelques longues secondes, Boris redouta que l’enveloppe fût périmée. Son cœur fit des bonds douloureux dans sa poitrine.
Mais soudain, de la bave dégoulina de la bouche entrouverte d’Herbert, et un son guttural sortit de sa gorge.
- Gné ! Guézdavé ?
Sa mère avait cessé de pleurer et observait la scène de son œil valide, sans plus se soucier de dissimuler son visage ravagé par les brûlures.
- Guézdavé ? Rigad ba gomza !
Une lueur de compréhension passa dans les yeux d’Herbert. Dans un élan de fureur, il tenta d’attraper son couteau, mais ses doigts le trahirent et sa main se recroquevilla comme une araignée morte. De la bave continuait de couler sur son menton.
Boris se leva de table et toisa son père, un rictus narquois pendu aux lèvres.
- Allez, debout, fit-il à l’homme désarticulé qui se débattait pour rester en équilibre sur sa chaise.
Herbert tenta un mouvement mais ses jambes se raidirent, et il s’affala de tout son long sur le carrelage dans un râle impuissant. Boris exultait.
Il fit le tour de la table, jeta l’enveloppe vide au pied de son père et s’accroupit aux côtés de sa mère mutilée. Celle-ci fit mine de plaquer ses mains sur son visage mais Boris lui attrapa les poignets.
- Ne te cache pas Maman. Ne te cache plus jamais.
Il l’embrassa sur le front et la prit dans ses bras, songeant un instant aux belles affaires qu’il avait faites aujourd’hui.
Deux euros pour un « père cérébro-lésé », l’affaire du siècle, oui !