Le panurgisme par kevin polezLes hommes étaient à la chaîne. Tous étaient rangés à intervalles réguliers le long d'un tapis roulant. Ils effectuaient les mêmes gestes rapides. Saisir l'objet, y ajouter une vis, le remettre sur le tapis. Saisir l'objet, la vis, le tapis. Objet, vis, tapis. Ils étaient dix, et ils travaillaient à l'O.V.T.
Objet. Vis. Tapis.
Sandra était en retard. Ce n'était pas étonnant, sa petite austin se traînait de plus en plus. Vitesse de pointe, 60 à l'heure, direction non assistée, démarrage aléatoire, et arrêt du moteur tout aussi aléatoire. Bref, un trajet, quelque soit sa longueur, prenait toujours une éternité.
Il va falloir que je change de bagnole, ça devient urgent. Elle regarda dans son rétroviseur (recolé avec du gros scotch), tourna à droite, et pris la direction de la zone industrielle. Derrière elle, une petite voiture rouge roulant à la même vitesse, pris la même direction.
Pourquoi reste-t-il derrière moi ? allez ! double moi ! Mais non. La voiture rouge restait obstinément derrière son austin, à la même vitesse ridicule. Sandra jeta un coup d'oeil rapide à son retro et fut tellement étonné par ce qu'elle y vit qu'elle fit une légère embardé.
Merde ! mais il dort ! Elle en était certaine. Le type avait les yeux fermés et sa tête était penchée sur le côté, comme endormi au volant. Un autre coup d'oeil rapide lui permis de voir la voiture rouge faire un petit écart avec de se remettre juste derrière elle. Le conducteur avait bien les yeux clôt. Elle avait même put voir un filé de bave couler le long de son menton.
Bernard était en retard.
Saloperie de bus. Une heure! Une heure a faire le poireau à l'arrêt. Il caille merde ! Il était en colère. Son contremaître aller l'engueuler, et pas moyen de se justifier. Il n'avait que cette excuse foireuse : désolé, mais mon bus avait du retard.
Fait chier.
Il traversa le parking. Il n'était pas le seul à être à la bourre. La secrétaire, Sandra de son prénom, était encore sur le parking. Jolie môme celle là. Blonde, bien faite, et un petit minois qu'il ne se lassait jamais de regarder. Un autre type qu'il n'avait encore jamais vu traînait aussi. Il passa prêt de Sandra, espérant un petit bonjour.
Houla. Elle a l'air stressée ! Pas même un regard. Rien du tout. Déçu, il poursuivi son chemin vers son usine. Quelques mètres plus loin, il se retourna pour la mater une dernière fois. Elle était toujours à côté de son austin et ne l'avais pas suivie. C'était l'autre qui le suivait. L'inconnu était derrière lui. Il marchait au même rythme. Et le plus étonnant dans tout cela, c'était qu'il marchait les yeux fermés.
Il dort ? Comment fait-il ça ? Bernard arriva à l'entrée de l'usine et passa son badge devant le contrôleur magnétique. La porte s'ouvrit. Il rentra dans l'usine. Une question lui trottait dans la tête.
Que fait un somnambule sur ce parking ? Bernard traversa les couloirs jusqu'à son atelier.
Génial, le contremaître n'a pas l'air de traîner dans le coin. Lorsqu'il s'installa à la chaîne, il avait oublié la question du parking. Plus de pensées, plus de réflexions, seul restait la chaîne.
Objet. Vis. Tapis.
Je n'en peut plus. Il faut que tout cela s'arrête. Le vent soufflait fort. Il faisait froid. Ses mains étaient gelées. De là ou il était, il pouvait voir toute la ville. Le va et viens des voitures, l'éclairage publique, les fenêtres des maisons. C'était parfait. Au moins, il réussirait quelque chose dans sa vie. Un départ en grande pompe. Demain, les journaux parlerait de lui. Encore une victime de la dépression. Un geste incompréhensible. Un mal qui touche de plus en plus de monde. Après-demain, plus rien. On reparlera de l'épidémie de grippe. Pour lui, plus d'avenir. Il n'avait rien. Une maison, un travail, des collègues. Mais à part cela ? rien.
Le pont, c'était parfait.
Le psychiatre, assis confortablement derrière son bureau style louis XVI, observait attentivement son patient. Celui-ci était assis dans un fauteuil confortable, dans la même posture que le médecin, les jambes croisées et le dos courbé. La pièce était luxueuse. Moquette épaisse, tapisserie ocre, et tableau de grands maîtres flamand aux murs. Une plaque dorée, posé sur le bureau, indiquait : Arnold Livoiry, médecin psychiatre.
Le malade était étrange. Alors que le médecin couvrait son carnet d'annotations presque illisibles tout en le surveillant du coin de ses lunettes, celui-ci semblait imiter tous ses gestes. Sa main courait le long d'une feuille imaginaire, traçant des signes dans le vide. Au moment ou le docteur Livoiry décroisa ses jambes pour s'installer dans une autre position, son patient fit de même. Il imita en tout point le mouvement du médecin dans une série de gestes fluides et naturels. Arnold Livoiry ajouta quelques annotations que son patient se pressa d'imiter, sans sembler gêné par le fait que sa feuille et son stylo était fictif.
L'entretien durait depuis maintenant une petite heure et touchait à sa fin. La carnet du psychiatre était rempli de notes en tout genre.
- Monsieur Castello, écoutez-moi, je vous prie.
Le patient releva la tête et observa son médecin. Il cligna des yeux, comme s'il venait de se réveiller.
- Excusez-moi, ça me prend de plus en plus souvent ces temps-ci. C'est énervant, je n'arrive plus à me concentrer.
- Oui, je comprends.
Le psychiatre posa son stylo, parcourut des yeux ses notes et remis ses lunettes en place.
- Monsieur Castello, votre cas est unique. La plupart des gens développent des névroses connues, identifiées, étudiées et comprises depuis longtemps. La vôtre, quant à elle, ne possède aucun lien de parenté avec ce que la science psychiatrique a pu identifier jusqu'ici. Si vous me permettez l'expression, je dirai qu'elle est ... hum ... neuve.
- Pardon ? vous voulez dire que vous ne savez pas de quoi je souffre ?
- Ce n'est pas ce que j'ai dit, monsieur Castello. Je dis simplement que ce dont vous êtes atteint n'avait pas encore été identifié et classifié. Cela ne veut pas dire que je ne suis pas en capacité de vous aider. Par ailleurs, nous avons déjà commencé le travail. Votre ... heu ... guérison ne tient qu'à vous-même, les mécanismes sont identiques à celles des autres névroses. Nous venons de faire le tour de votre enfance, maintenant j'aimerais que vous me racontiez votre journée.
- Ma journée ? elle a été désastreuse ! Imaginez-vous, il m'a fallu plus de deux heures pour parvenir jusqu'à l'usine ! Ma femme ne pouvait pas me conduire, donc j'ai du tenté d'y aller seul. Ca a été un désastre ! Au premier carrefour, j'ai suivi une 205 qui allait vers le centre ville, alors que je devais aller vers la zone industrielle. J'ai perdu une demie-heure. Mais j'ai fini par avoir de la chance, enfin si on peut appeler ça de la chance, je ne suis pas quelqu'un de chanceux. Une petite austin quittait le centre pour la zone industrielle. Je l'ai suivi et je me suis arrêté juste derrière elle, à une centaine de mètre de l'usine. Mais comme je n'ai jamais de chance, j'ai suivi un piéton qui allait à l'usine d'en face, pas dans la mienne. Heureusement, j'ai été bloqué par les portes, vous savez, celles qui ont besoin d'un badge magnétique pour s'ouvrir. Comme moi, je n'avais pas le bon badge, forcément, je suis resté bloqué. Et une fois seul, j'ai pu reprendre mes esprits et aller dans la bonne usine. Une heure de retard. Vous imaginez ? Je me suis fait passé un de ces savons par le contremaître ! Vous vous rendez compte ? je suis devenu incapable de me déplacer seul. Si personne n'est là pour m'empêcher de suivre des gens, je finis par me retrouver n'importe où. Il faut que je compte sur ma chance pour arriver là ou je veux aller. Enfin ....
Le psychiatre sourit et s'installa plus confortablement dans son fauteuil. Son patient fit de même.
- Continuez je vous pris, monsieur Castello.
- Et bien, sur la chaîne, je n'ai aucun problème. Ca se passe même très bien. C'est bien ma chance ça .... Y'a qu'au boulot ou ça se passe bien. C'est normal dans un sens. La chaîne, c'est faire pareil que son voisin. Faut pas réfléchir. On vous le demande pas d'ailleurs. Faut juste faire son boulot, toujours le même. Toujours les mêmes gestes. Ca devient presque mécanique. Je lève le bras, j'prends la plaque d'alu, et je la mets dans la machine. deux secondes plus tard, je recommence. Mon voisin fait pareil. Donc pas de problème. C'est pas compliqué, une machine pourrait le faire, mais non, il leur faut des humains pour la chaîne. C'est un boulot de machine, mais c'est le seul que j'ai. Et c'est devenu le seul endroit ou ma maladie ne ce voit pas ...
Castello éclata soudainement en sanglot. Son visage était devenu rouge, la sueur dégoulinait le long de ses joues. Sueur et larmes se mélangeaient pour atterrir sur la moquette luxueuse du psychiatre.
- Allons monsieur Castello. Ce n'est pas si terrible que ça. Votre lieu de travail est préservé. Vous conservez donc une activité sociale et votre intégration dans le tissus social de notre société n'est pas menacée. Vous voyez ? votre maladie n'est pas une fatalité.
A ces mots, le patient releva la tête et jeta un regard noir à son médecin.
- La chaîne ?! Une activité sociale ? Mais docteur, vous vous foutez moi ! La chaîne ça n'a rien de social. C'est pas humain comme boulot ! ça me transforme en machine. Quand je sors de là, je suis mort. Véritablement mort. J'arrive plus à penser. J'ai même plus envie de lire ou d'aller au cinéma. La chaîne me l'a prise cette envie. Elle me l'a volée. Et en échange de quoi ? de quelques billets ? Des fois je me dis que ça ne vaut pas le coup d'y aller. Des fois j'ai envie d'arrêter. Que ça s'arrête. J'attends de me faire bouffer une main par la machine. Comme ça j'arrêterai, j'aurai des indemnités et je pourrai enfin me mettre à vivre. Vous appelez ça une activité sociale ? mais vous avez déjà mis les pieds dehors ? dans une usine ? Moi, je suis un O.S. Ouvrier spécialisé qu'ils m'appellent. N'importe quoi. J'suis pas un ouvrier, j'suis pas spécialisé. Je suis juste une machine. Quand j'étais en formation, je prenais du plaisir à ce que je faisais. J'aimais travailler le métal, construire des choses. Mais ce plaisir, la chaîne me l'a pris. Maintenant quand je rentre chez moi, j'ai plus envie de bricoler. Mes mains ? elles me dégouttent. Regardez-les docteur. Elles sont devenues hideuses, boursouflés, déformées. C'est la chaîne qui les a prise. La chaîne, elle m'a volé mes mains.
Castello était maintenant debout, devant le psychiatre, et lui tendait ses mains.
- Regardez Docteur. Mes mains, elles ne servent plus à rien. Elles sont mortes !
- Monsieur Castello ! Reprenez-vous je vous prie ! Il faut que vous compreniez que votre travail est un atout et non pas le contraire ! Travailler c'est faire acte de sociabilité. C'est un acte citoyen et cela prouve que vous êtes encore intégré. Je prends note de ce que vous me racontez. C'est très intéressant, mais je pense que ça n'a pas de rapport avec le sujet qui nous intéresse. Revenons donc au panurgisme .
- Au panurgisme ? qu'est-ce donc ?
Castello s'était assis de nouveau dans la même position que son médecin. Le psychiatre sourit.
- Oui. Le panurgisme. C'est un terme qui, je le pense, désignera à merveille votre névrose. J'en ai déjà fait part à la presse spécialisée et je prépare un article traitant de votre cas. Je pense que cet article sera bien reçu et intéressera au plus au point mes collègues. Mais revenons à vous. Racontez-moi comment ça se passe chez vous. Lorsque vous êtes en famille.
Castello sortit un mouchoir et s'essuya le visage.
- C'est l'horreur monsieur. Je fais tout à l'identique de ma femme. Je n'arrive plus à regarder la télé, et je me suis mis à tricoter ! Vous vous rendez compte ? un homme tricoter comme sa femme. Je suis perdu, docteur. Foutu, j'vous dis. Et ma femme, ça la fait rire. Elle se rend pas compte. Quand je suis avec elle, je n'arrive plus à être un homme. Je fais les mêmes gestes, les mêmes choses, je bois plus de bière, je vais me coucher tôt et je me suis mis à lire des magazines féminins. Une horreur je vous dis. J'arrive plus à supporter ça. Je ne suis plus un homme. J'ai honte docteur.
Le psychiatre regarda son patient. Castello s'était remis à pleurer et semblait perdu dans ses pensées.
- Monsieur Castello, ceci est très intéressant. Ainsi vous me dites que vous perdez votre masculinité et que vous adoptez une certaine ... heu ... féminité. Bien. Je crois que ça suffira pour aujourd'hui. Nous avons fait le tour de la question, et nous avons particulièrement bien avancé. J'aimerai que pour la prochaine séance vous couchiez par écrit toutes vos réflexions. Cela vous aidera a mettre un peu d'ordre dans tout cela, et vous fera avancer sur le chemin de votre guérison.
Le psychiatre se leva, et se dirigea votre la porte de son bureau.
- Monsieur Castello, nous nous reverrons la semaine prochaine. En attendant ne perdez pas espoir. Votre cas est certes unique mais il ne me semble pas être si handicapant que cela.
Castello serra la main que lui tendait le psychiatre et sortit du bureau. Il traversa la salle d'attente, vide à cette heure ci. Il était le dernier patient du psychiatre et la nuit était déjà bien avancée. Cela l'arrangeait bien. Au moins, il ne risquait pas de rencontrer quelqu'un et de ce mettre à le suivre.
Il sortit du bâtiment et entreprit de rentrer chez lui. Il avait choisi d'aller voir le psychiatre à pieds, afin d'avoir tout le loisir de prendre l'air lorsqu'il rentrerait chez lui. La petite rue qui menait jusqu'à la maison du médecin était vide. Pas de piéton, et pas de voiture. Castello était plutôt content. Au moins, je vais pouvoir rentrer tranquillement chez moi sans me retrouver à l'autre bout de la ville, pensait-il.
Il entreprit de traverser la petite passerelle qui enjambait le fleuve et qui permettait de rejoindre directement son quartier. Alors qu'il venait d'y faire les premiers pas, il aperçut une silhouette qui se tenait en équilibre sur la rambarde. Lorsqu'il tourna la tête pour regarder ce que faisait cette personne dans une position aussi dangereuse, il vit la silhouette lâcher la rambarde et se laisser tomber dans le vide. Sans réfléchir, il s'approcha de la rambarde ...