Quartier La Villette
Bzzzz !Bernard Maurrat sursauta. Son coeur lui donna l'impression de vouloir jaillir de sa poitrine au mépris de toute impossibilité physique. Depuis vingt ans qu'il occupait cet appartement, il n'avait jamais pu s'habituer au bourdonnement agressif de son interphone.
Pas plus que son labrador, qui, dérangé dans sa sieste, émit de vigoureux aboiements protestataires.
"_ Tais-toi, Dobey !" ordonna Bernard.
Le chien se calma immédiatement. Une brave bête, ce Dobey... En général bien sage -sauf quand l'interphone sonnait-, il était également très affectueux et obéissait à la première injonction. Cette docilité était le fruit d'un dressage rigoureux (Bernard avait exercé la profession de maître-chien à la Police Nationale pendant trente ans).
Cinq ans auparavant, Bernard fêtait avec son épouse Martine l'anniversaire de leur mariage. Pour l'occasion, ils avaient loué un grand gîte à deux heures de Paris et invité leur famille (frères, soeurs, cousins, cousines, leur fils et leur belle-fille, leur fille et leur gendre, les petits-enfants). Cette grande famille soudée se retrouvait toujours avec plaisir, se saluait toujours avec chaleur. Alors que Robert, le frère cadet de Bernard, racontait à ses voisins de table l'une de ces blagues grivoises dont il possédait une provision inépuisable, alors que les petits-enfants se retrouvaient, cousins très proches en dépit de leur éloignement géographique (chaque famille à un bout de la France !), en s'échangeant les bonnes et mauvaises nouvelles dans leurs vies respectives depuis la dernière fois qu'on s'était vus, Martine s'était levée pour porter un toast. Sa coupe de champagne en main, elle avait attendu la fin d'une longue salve de chaleureux applaudissements. Puis elle s'était écroulée. Sa coupe était tombée dans un fracas aigu sur le carrelage du gîte.
"_ Martine !" s'était écrié Bernard.
Il s'était agenouillé aux côtés de son épouse et lui avait saisi la main, indifférent au brouhaha des invités d'abord surpris, puis effrayés. L'expression
crise cardiaque avait enflé dans les voix des convives, tel le ressac d'une mer de fatalité.
"_ Pas de panique !" avait dit d'une voix ferme et forte Loïc, le fils.
Portable en main, il avait appelé le SAMU et parlé d'une voix aussi froide que possible pour expliquer la situation et donner l'adresse précise. Dès la fin de la conversation, il avait rejoint son père auprès de sa mère, qui cherchait de plus en plus vainement sa respiration, réduite à un râle. Comme si la vie contenue dans son corps s'échappait en râpant les chairs...
Bernard avait saisi cette main dont l'étreinte faiblissait de seconde en seconde. Il caressait cette chevelure aujourd'hui d'un élégant blanc neige, jadis d'un noir de jais qui l'avait séduit, pendant que Loïc écartait les invités de la scène.
"_ S'il te plaît, Martine !" suppliait-il en pleurant.
Mais la main devenait de plus en plus faible.
"_ Martine..."
Pendant que Martine, la compagne de toutes ces années -plus de quarante-, mourait, il s'était rappelé leur première rencontre, alors que tous deux, lui qui rêvait de dresser des chiens et elle qui étudiait le métier d'institutrice, recherchaient le même livre sur l'étal d'un bouquiniste. La longue conversation qui avait suivi. Les nombreuses promenades ensemble. Le premier contact avec la belle-famille, avant lequel Bernard n'avait pu dormir que quelques minutes tant était grande sa peur de ne pas être à la hauteur. Finalement, il l'avait été... La demande en mariage. Le mariage, qui, par la faute d'un curé bafouilleur, d'un restaurant médiocre et d'un orchestre dénué de tous sens du rythme, était resté dans les annales comme l'exemple typique d'une journée ratée. La nuit de noces, nuit de plaisir d'abord maladroit et timide, puis plus tendre et plus hardi au fur et à mesure que l'aube approchait. Tous ces instants de bonheur que la cérémonie lamentable n'avait pas vraiment laissés augurer... La naissance du petit Loïc, qu'on ignorait encore destiné à devenir un excellent ingénieur à Marseille (un prénom breton pour un gars qui vivait dans le Midi... Ca les amusait !)... La naissance de Lucie, qui était devenue, après de brillantes études, vétérinaire à Calais...
L'ambulance n'était arrivée qu'une demi-heure après le coup de téléphone de Loïc. Bernard avait été écarté de Martine. L'équipe médicale avait encerclé son épouse allongée, la lui avait cachée... Massages cardiaques... Electrochocs... Martine ne s'était pas réveillée. Le chef de l'équipe n'avait pas eu le courage de dire le moindre mot. Il s'était contenté de regarder Bernard droit dans les yeux, et ses yeux à lui étaient chargés de regrets.
Lucie avait enfoui son visage dans ses mains et commencé à pleurer. Loïc avait dit d'une voix au bord du sanglot :
"_ C'est pas possible... C'est..."
Puis les larmes étaient venues.
"_ C'est pas possible..."
Bernard avait repris sa place à table. Visiblement indifférent à la tristesse qui venait de s'emparer de tous les convives, il s'était servi quelques cuillèrées de la salade de riz prévue en entrée. Sous les regards incrédules, il avait commencé à manger, pendant que le SAMU emmenait le corps de Martine. Il mâchait vite, broyait la nourriture entre ses dents comme s'il voulait la punir de la mort de Martine.
"_ Papy..." avait timidement appelé Stéphane, l'aîné des petits-enfants.
Bernard n'avait pas entendu. Ou pas écouté. Il avait continué à s'acharner sur sa salade de riz, à la broyer sous ses mâchoires furieuses. La dernière bouchée avalée, il avait posé brutalement ses couverts et s'était levé. Puis il avait fondu en larmes. Robert s'était approché de lui et lui avait posé une main sur l'épaule.
Martine Maurrat était morte d'une crise cardiaque. Jusqu'alors, elle n'avait jamais vraiment souffert de son souffle au coeur. Mais la sournoise faiblesse avait fini par avoir raison d'elle. Elle avait choisi de l'emporter alors que toute sa famille était réunie...
Après l'enterrement, Bernard, rentré chez lui, avait parcouru son appartement pièce par pièce. Ce salon où Martine avait tricoté pendant des heures. Cette chambre où ils avaient tous deux dormi. Cet appartement si familier lui avait semblé deux fois trop grand... Il s'était assis sur le fauteuil où elle aimait tricoter. Il avait saisi les deux aiguilles qui gisaient sur une table basse. Ces deux aiguilles sans lesquelles de nombreux pull-overs n'auraient jamais vu le jour... Et il avait pleuré. Il avait lâché les aiguilles et, indifférent à leur bruit sourd sur le tapis du salon, le visage enfoui dans ses mains, il avait pleuré.
Un jour, sur un coup de tête que, las de n'avoir que sa peine comme compagne, il avait décidé de faire un saut à la SPA et d'en revenir avec un chien. Une fois sur place, il avait choisi un chiot labrador noir. Inconditionnel de
Strasky et Hutch (ça passait encore sur le câble ou sur le satellite, mais, peu féru de toutes ces nouvelles technologies, il en était resté aux bonnes vieilles chaînes nationales), il avait donné à l'animal le nom du "chef vénéré" faussement coléreux et vraiment sympathique de ses héros.
Le chiot joueur et gaffeur, mais intelligent, avait peu à peu dissipé le pénible deuil de son maître. Il était aujourd'hui devenu un chien merveilleux. Toujours joueur, mais plus gaffeur du tout.
Pour la dernière fois de sa vie, Bernard décrocha l'interphone.
"_ Oui ?
_ Monsieur Maurrat ?
_ C'est moi ! Qu'est-ce que je peux faire pour vous ?
_ On est officiers de police et on aimerait vous poser quelques questions au sujet de l'homme que vous avez trouvé au bois de VIncennes."
Bernard sursauta.
"_ Comment vous savez ça ?
_ On en a été informés par un de nos hommes qui surveillait un trafic dans les bois. Ecoutez, cet homme est un dangereux criminel ! On aurait quelques questions à vous poser à son sujet..."
Bernard eut l'impression qu'une trappe venait de s'ouvrir sous ses pieds. Une trappe sous laquelle l'attendait le grand type brun et barbu qu'il avait déniché au bois de VIncennes, (combien de temps ça faisait déjà, trois jours ? Ca passait vite...), et ce type l'égorgeait comme un porc et...
"_ D'accord, montez. C'est au cinquième étage. Deuxième porte à gauche."
Avant de raccrocher, Bernard effectua le geste qui devait lui coûter la vie : il appuya sur le bouton d'ouverture de la porte.
Ding dong !Bernard se dirigea vers la porte. En chemin, il s'agenouilla pour caresser Dobey, qui dormait dans son panier. Le labrador lui répondit sans se réveiller par un petit couinement plein de tendresse.
Bernard eut un sourire
(Bon chien !)et s'approcha de la porte. Il appliqua son oeil contre le judas. La lentille lui montra trois visages déformés par le verre bombé. Trois visages totalement anodins. Trois vestes grises. Aucune cravate.
L'homme du milieu tendit une carte de la Police Nationale qu'il rangea presque aussitôt.
Bernard ouvrit.
"_ Bonjour. Entrez." salua-t-il en s'écartant.
Sans la moindre politesse, les trois hommes entrèrent et s'installèrent sur le canapé du salon.
Furieux, Bernard claqua la porte et s'approcha d'eux à grands pas coléreux.
"_ Dites donc ! On n'apprend plus la politesse à l'école de police ?
_ Monsieur Maurrat, dit tranquillement l'homme qui avait tendu la carte, on va en venir au fait tout de suite : où est ce type ?"
Bernard sursauta devant tant de froideur.
Puis son instinct lui dit que quelque chose clochait.
"_ Il est pas là.
_ Curieux...
_ Ecoutez, soupira Bernard, je suis maître-chien en retraite, pas médecin ! Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? J'ai trouvé ce type complètement inconscient, j'ai appelé le SAMU, voilà !
_ Et vous savez pas à quel hôpital on peut le trouver ?
_ Vous pourriez pas me dire qui il est exactement ?"
Pour toute réponse, l'homme à la carte se leva et sortit de sa poche une courte tige métallique de l'épaisseur d'un pouce -Bernard n'eut pas le temps d'observer davantage cet objet- qu'il serra dans sa main. Autour du poing se forma une aura jaune parcourue de striures violettes mouvantes comme d'improbables flammes.
Bon sang ! Je perds la boule !Puis la lumière aux étranges couleurs s'allongea rapidement tout en s'affinant pour prendre la forme de... d'un canon ? Au bout de son bras, l'homme avait désormais un canon de lumière translucide jaune et violette à travers la base duquel on devinait son poing. Il visa la tête du chien.
Qui éclata comme un vulgaire ballon. Un ballon surchargé de sang et de chair. Si Bernard n'avait pas quitté ce monde un peu plus tard, il n'aurait sans doute jamais oublié ce bruit de pétard explosant dans une flaque de boue qui accompagna la mort atroce de Dobey. Une sensation grasse en bas de son pantalon lui indiqua que la tête du chien avait giclé sur sa jambe.
"_ Espèce de salaud !" hurla-t-il, plein d'un mélange de tristesse et de rage.
Les deux acolytes du flic qui ne pouvait être un flic, de ce type à la main prisonnière et maîtresse d'un flingue de lumière se levèrent en un éclair. A une vitesse incroyable, ils saisirent les bras de Bernard, les écartèrent en croix et, grâce à leur prise, l'agenouillèrent de force. Tout semblait n'avoir duré qu'une seconde. Ils étaient assis sur le canapé et, l'instant d'après, il était à genoux, les bras emprisonnés.
Et l'homme était au-dessus de lui, son arme de lumière jaune zébrée d'éclairs violets toujours autour de son poing.
"_ Vous êtes pas de la police ! siffla Bernard.
_ Où est l'homme, Maurrat ?
_ J'en sais rien..."
Bernard reçut un coup de pied au-dessus du ventre et eut la respiration coupée. Il suffoqua plusieurs secondes, ce qui lui rappela la crise cardiaque dont mourut Martine.
"_ Où il est ? insista l'homme.
_ Je... Je..."
Il va encore me frapper Il me suffit de dire que l'ambulance l'a emmené et d'insister là dessus Non ! Je dois le protéger !"_ Je sais pas."
Nouveau coup de pied. Dans la lèvre inférieure, celui-ci.
Une vive douleur vrilla la bouche de Bernard. Il cracha un mélange de sang, de salive et de fragments de dents cassées. Cette infâme bouillie frotta contre sa lèvre éclatée et alluma un éclair de douleur dans sa bouche mutilée. Il ne put s'empêcher d'imaginer le flot rouge et visqueux qui coulait sur son menton tel un morbide filet de bave.
"_ C'est que le début, Maurrat... Vous comptez résister longtemps ?
_ Foutez-moi la paix." chuinta Bernard de sa bouche blessée.
Cette fois, ce fut sa lèvre supérieure qui dégusta. Un nouvel éclair de douleur s'alluma lorsqu'il recracha une bouillie de sang, de dents brisées et de salive.
"_ OK, Maurrat ! Voilà comment on va faire. Je vais vous tabasser jusqu'à ce que vous me suppliiez d'arrêter et que vous me disiez tout. C'est parti !"
Un oeil. L'autre. Retour sur le premier oeil, qui se ferma totalement. L'autre oeil, qui devint aussi peu utilisable.
Tout son visage sembla doubler de volume à Bernard. Son nez se transforma en une marmelade d'où s'échappait un sang visqueux.
Et il ne daignait même pas hurler. Pour hurler, il lui aurait fallu un petit semblant d'énergie, et il n'avait même plus ce petit semblant d'énergie. Il laissait l'homme le battre, le défigurer à vie, lui casser les dents, les côtes...
Martine... Dobey...Un éclair de douleur. Son hurlement arriva trop tard pour couvrir le craquement mouillé de son doigt qui venait de se briser. Un autre doigt. Un troisième.
"_ Arrêtez ! coâssa-t-il à travers sa bouche mutilée.
_ Ah !
_ Je vous jure que j'ai appelé le SAMU ! Ils l'ont emmené. Je sais pas où ! Je vous jure !"
On lâcha ses bras. Il tomba, son visage détruit contre la moquette. La douleur de ses plaies et de sa cage thoracique brisée heurtant le sol fut son avant-dernière sensation.
La dernière, ce fut une aiguille de métal froid qui pénétra le haut de sa nuque.
L'homme interrompit le sortilège qui l'avait doté de son arme de lumière jaune et violette avant de ranger la tige métallique dans la poche de sa veste. Il pécha son portable contre sa chemise, composa un numéro et colla l'écouteur contre son oreille.
"_ Maître, la cible ignorait où trouver Carlucci. Il a parlé d'une ambulance. Carlucci est peut-être mort... Bien. On continue les recherches. Seulement, les hôpitaux, dans le coin, c'est pas ce qui manque. On aurait besoin d'aide... Je comprends."
Il raccrocha.
"_ Bon. On poursuit les recherches."