Salut. En voilà une petite, écrite il y a longtemps. Je vous préviens, elle est salée.
CIRQUE
Comme l’année dernière, comme l’année d’avant, comme tous les ans, le cirque revenait au village, coloré, musical, apportant la joie et le rire. Le cortège défilait dans les rues, avec en tête la voiture haut-parleur ameutant toutes les bonnes gens.
- Venez, venez tous ! Faisait une voix nasillarde distordue par les amplis poussés à fond. Ce soir, représentation unique et exceptionnelle ! Des numéros époustouflants ! INCROYABLES ! FORMIDABLES ! Les clowns farceurs ! Les dompteurs et leurs animaux féroces ! Les frères Abracadabra ! Venez NOMBREUX !
Dans le sillage de la voiture venaient les jongleurs en habits de paillettes, puis les clowns faisant mille cabrioles, et puis les chameaux, les dromadaires, les éléphants, ensuite, dans des cages montées sur remorques, les tigres, les lions et les panthères aux yeux dorés. Venaient derrière les acrobates à la silhouette musclée et longiligne, marchant sur les mains, et un grand ours brun en tutu rose qui d ansait sous la baguette du dresseur.
Sur les trottoirs, parents et enfants riaient et battaient des mains. Des garçons de cirque passaient parmi eux et distribuaient généreusement et gratuitement des sucettes et des bonbons bourrés de LSD. Des ballons rouges et jaunes étaient lâchés en l’air et éclataient très tôt, laissant échapper des nuées de gaz neurotoxique inodore. La musique riche en flonflons et tralalaboumboums diffusait à un niveau très faible des messages subliminaux. Monsieur Loyal s’égosillait dans le haut-parleur réglé sur une fréquence hypnotique.
- Venez tous ce soir ! Venez tous au cirque Méphisto ! Le grand cirque de l’épouvante ! Numéros mortels !
Tout l’après-midi, le cortège défila, tandis que d’autres garçons de cirque montaient le chapiteau sur la place du village, sous la compagnie de curieux impatients et excités. Ils applaudirent quand l’enseigne du cirque fut dépliée à l’entrée.
Le cirque Méphisto. Depuis 1666. Le grand cirque de l’épouvante.
A la tombée de la nuit, les villageois arrivèrent tous, sans exception, le regard vide et la démarche chancelante, tous hypnotisés, tous ayant dans le nez une bonne odeur de barbe à papa, de saucisses, de pop-corn, tous ayant l’impression de ne pas être revenu au cirque depuis leur plus tendre enfance. Ils prirent place dans les gradins, parmi d’autres spectateurs, les habitants de l’ombre et des coins perdus de la ville, qui étaient déjà installés : des loup-garous grognant quand on les bousculait, des vampires blafards sirotant à la paille des canettes de sang artériel, des goules s’empiffrant de barbe à papa, quelques démons envoyant du pop-corn en l’air pour le rattraper entre les crocs et des morts-vivants applaudissant et agitant de petits drapeaux. On vit même en couple de momies et leurs deux enfants, des filles, dont les tresses qui s’échappaient des bandelettes étaient mêlées de toiles d’araignées.
Une fois tous installés, de projecteurs rouges s’allumèrent un peu partout et illuminèrent la grande piste circulaire. Monsieur Loyal, resplendissant dans son costume rouge et or, s’avança au centre en saluant. Les enfants applaudirent ce gentil monsieur bien en chair aux moustaches fournies.
- Ladies et gentlemen, tonna-t-il en ouvrant les bras tout grand, bienvenue au cirque Méphisto ! Avant de commencer cette SPECTACULAIRE soirée où vous ne croirez pas vos yeux de toutes les merveilles qu’ils verront, voici une immense rock-star en EXCLUSIVITE MONDIALE pour vous ce soir ! J’ai nommé… Freddie Mercury !
Dans un tonnerre d’applaudissements, un cadavre desséché sortit des coulisses et vint au milieu de la piste, les épaules drapées d’une longue cape rouge bordée de fausse hermine et la tête coiffée d’une couronne de métal doré. Dans un français approximatif, les mâchoires parcheminées de Freddie articulèrent :
- Bonjour tout le monde !
Le public hurla de joie et le chanteur fit quelques-unes de ses vocalises, reprises en chœur par les spectateurs, puis il exhiba une guitare faite d’os, une bande-son défila et il entama des reprises de Living on my own et We will rock you, rebaptisées pour l’occasion en Living on my tomb et We will kill you. Ses doigts aux longues phalanges osseuses couraient sur les cordes de la guitare. A un moment, alors qu’il jouait un peu trop vite, son bras se détacha de l’épaule et tomba par terre, ce qui fit beaucoup rire les enfants. Freddie ramassa ses débris, salua et quitta la piste sous les acclamations du public.
Une nouvelle salve de gaz neurotoxique fut diffusée sous le chapiteau et des esquimaux à la cocaïne distribués. Quelque part en coulisses, des cris malicieux retentirent, et tout le monde sentit son cœur faire un bond : c’était les clowns ! Ils entrèrent en piste en galopant, les enfants crièrent de joie. Les clowns avaient de grands crocs jaunes avec lesquels ils se mordaient sans arrêt et des yeux ronds, brillants d’un éclat argenté. En faisant des culbutes et des cabrioles, les clowns firent venir du public un couple d’adultes et les frappèrent avec des marteaux en caoutchouc, et ils se laissèrent faire en riant, même lorsque les clowns les dévêtirent en déchirant leurs vêtements. Un Pierrot les rejoignit et baissa son pantalon pour exhiber une érection gigantesque. Le public faillit mourir de rire quand le Pierrot viola les participants et que les clowns recommencèrent à les frapper, avec de véritables marteaux cette fois, jusqu’à les transformer en bouillie sanglante où ils se roulèrent en grognant des blagues stupides.
Vinrent ensuite les fauves qui eurent vite fait de nettoyer la piste et un grand éléphant d’Afrique aux oreilles rongées. Le dompteur demanda un volontaire pour mettre sa tête dans la bouche de l’éléphant et le brigadier-chef de la gendarmerie se proposa avec enthousiasme. Il mit donc sa tête dans la gueule de l’éléphant qui la referma d’un coup sec. Le corps décapité du gendarme roula au sol tandis que les applaudissements retentissaient. Le sang du brigadier fut recueilli et offert aux vampires, les cuisses et les bras aux loup-garous, et la femme de monsieur le maire eut comme cadeau les testicules du gendarme.
- Et maintenant, annonça Monsieur Loyal, voici un défi à toutes les lois de la pesanteur ! Un numéro STUPEFIANT et incroyable ! Ils vont vous faire frissonner de SUSPENSE ! Voici les acrobates !
Deux hommes et deux femmes scintillants dans leurs costumes étoilés, entrèrent en piste. Des cordes et des trapèzes furent descendus de la charpente et les acrobates y effectuèrent leur numéro de voltige, sans filet. Le public retenait son souffle, les enfants fermaient les yeux.
- L’exercice qui suit est le CLOU du spectacle, intervint Monsieur Loyal d’une voix grave, mais c’est aussi extrêmement PERILLEUX ! Je vous demanderai d’observer le plus grand silence.
L’assemblée se tut, pas même un murmure. L’acrobate qui devait faire la figure se balança au bout de son trapèze, prenant de l’élan, puis bondit, s’envola et alla s’écraser comme un melon trop mûr sur la piste. Il tomba à plat ventre et sous le choc, son abdomen éclata en lambeaux de chair et entrailles grises. Le public applaudit à tout rompre, et se leva, pour acclamer cette performance ahurissante.
Des brochettes tout juste sorties du grill furent distribuées, salées à l’héroïne. La viande provenait du gendarme. Les goules en reprirent quatre fois avant de tomber d’overdose.
- Et maintenant, annonça Monsieur Loyal, les frères Abracadabra !
Dans un grand nuage de fumée apparurent les frères magiciens, l’un dans un costume noir, une cape luciférienne et un chapeau haut de forme, l’autre vêtu comme un fakir oriental avec un turban turquoise. Après plusieurs tours de passe-passe pour mettre le public en condition, ils firent venir un cercueil décoré d’étoiles en papier doré et demandèrent un volontaire. Un homme se présenta et vint s’allonger dans le cercueil qu’on referma sur lui avec des cadenas sans clés. Le fakir commença à scier le cercueil avec une grande tronçonneuse rouillée. L’homme hurla de douleur quand la lame dentelée entama la chair fragile de son ventre. Plusieurs litres de sang coulèrent le long des tréteaux et colorèrent le sable de la piste. Une fois scié; le cercueil fut séparé pour que tout le monde puisse bien voir que tout était bien coupé, et l’homme avec.
Les frères Abracadabra réunirent les deux morceaux, jetèrent un drap par-dessus et firent plusieurs passes mystérieuses. Roulement de tambour, ils retirèrent le drap d’un coup sec !
La foule fut stupéfaite. C’était incroyable ! Le cadavre de l’homme était par terre, jambes d’un coté, tronc de l’autre et entrailles dégoulinantes, et le cercueil était à nouveau entier, même pas taché de sang !
Les spectateurs applaudirent et crièrent à tout rompre tandis que tous les artistes revenaient faire un tour de piste : Freddie Mercury, les clowns et le pierrot salace, le dompteur et ses animaux féroces, les acrobates volants, les magiciens… Monsieur Loyal s’avança à nouveau et remercia tout le monde, chaleureusement, avec émotion, d’être venu ce soir. Il leur souhaita la meilleure des nuits et leur donna rendez-vous l’année prochaine.
Heureux, émerveillés, un peu tristes que ce soit fini, les gens sortirent du cirque et retournèrent chez eux, l’esprit embrumé par cette soirée magique. Le cirque démonta son chapiteau et s’en alla sans bruit dans la nuit étoilée. Le lendemain, quand les drogues auraient cessé leurs effets, les gens auraient tout oublié. Ils ne se souviendraient que de la lumière, des paillettes et la grosse voix joyeuse de Monsieur Loyal.
La femme de monsieur le maire eut cependant un souvenir un peu plus particulier quand elle retrouva une paire de testicules dans son sac à main.