Mon sac était prêt pour partir, il m'attendait tranquillement à l'arrière d'un vieux van déglingué conduit par un hippie goguenard à l'œil luisant. Il paraissait si petit dans ce grand véhicule, il faut dire que je n'avais pas grand chose à prendre. Ni à perdre d'ailleurs. Je jetais un dernier regard à ma maison où mes parents et mon petit frère dormaient avant de m'engouffrer dans le van tout en me demandant comment il roulerait sur ses routes d'Alaska.
Il était 4h du matin, 5 heures auparavant j'appelais Burguière pour lui dire de passer me prendre. Encore une heure avant, je regardais ma chambre et mon sac fermé en me disant que je faisais quelque chose de bien. Quelque chose que j'avais décidé une petite centaine d'heures avant. Dans 3h, mon père se réveillerait et serait content en voyant que j'avais préparé une buche dans la cheminée. Puis il trouverait ma lettre dans le salon et serait triste. Puis il comprendrait mais ça, impossible de dire quand.
Je dormais sur mon siège quand Burguière me réveilla pour me dire qu'on était à la gare. J'aime assez les gares, on voit les gens qui pleurent, qui sont heureux. D'autres qui sont seuls et fiers de l'être et qui prennent un regard d'aventurier alors qu'ils vont voir leur grand-mère à la Nouvelle-Orléans. Malheureusement, je n'avais pas le temps de regarder tout ça car mon train partait justement. On a couru comme des dératés avec Burguière puis on a remercié les 10 minutes habituelles de retard en prenant place sur nos sièges.
Le train attendait visiblement que l'on arrive car il démarra à ce moment-là. Burguière sortit alors une bouteille de soda à la pêche de je ne sais où, avec une mini-glacière contenant deux verres et beaucoup de glace pilée. En humant le verre qui m'était destiné je me mis moi aussi à avoir l'œil luisant et nous nous marrâmes en voyant une petite vieille jeter un regard soupçonneux au prétendu soda.
Burguière me disait de faire attention à moi, que c'était bien que je décide de voyager seul mais que je pouvais toujours revenir, même chez mes parents. Que le voyage n'est pas une fatalité et que je ne deviendrai jamais un marginal ou un paria. En effet, Burguière, avec son look de shooté vivant dans une cabane au fin fond de l'Alaska n'en était pas moins très réaliste tandis que moi, avec mes cheveux courts et mes vêtements sortis de la première grande surface du coin, je faisais office de gitan paumé.
Le voyage s'est déroulé tranquillement mais Burguière se rendait compte que je n'avais aucune idée de ce que je faisais. Tout était clair jusqu'à Anchorage où Burguière prenait l'avion pour rendre visite à un ami à San Francisco mais moi, qu'est-ce que je ferais?
Tout se déroula très vite tandis que je remuais mes pensées inutilement et je le remarquais à peine quand Burguière me proposa une énième fois de venir prendre un peu de bon temps avec lui en Californie et que je refusai. Après je voulais regarder son avion partir mais je ne savais pas lequel c'était alors j'ai plutôt pris une bière dans un bar.
-Je peux m'assoir c'est blindé ici. Dit la fille.
Elle s'installa en face de moi tandis que je regardais, ahuri, le bar à moitié vide.
-Merci beaucoup, dit-elle et elle roula une cigarette. Tu en veux une ?
J'acquiesçai. Elle me donna celle qu'elle venait de faire et s'en roula une autre pour elle cette fois. Je lui tendis mon briquet, elle n'était pas spécialement jolie et avait un air perpétuellement moqueur, pourtant elle m'intriguait plus qu'elle ne m'attirait d'une étrange façon.
-Tu vas où comme ça, demanda-t-elle en désignant mon minuscule sac.
-Bonne question, dis-je d'une voix éraillée d'avoir passé autant de temps sans dire mot.
-Et tu viens d'où ?
-Tanana. En Alaska, ajoutai-je devant son air perplexe.
-C'est pour ça que tu ne sais pas où tu vas.
-Pardon ?
Elle aspira une grande bouffée de fumée avant de s'étirer sur sa chaise en prenant un sourire suffisant mais qui lui allait bien tout de même.
-C'est interdit de fumer ici, nous interrompit le chef du bar. Je vais vous demander de sortir où d'étendre sa sur le champ sous peine de correction humiliante.
Il nous menaçait en tremblant légèrement d'un pistolet à eau qu'il dirigeait vers nos clopes. Derrière lui, la serveuse se tenait les mains sous le menton, avec un air apeuré. Au fond d'elle, elle se demandait si elle allait hurler ou s'évanouir. Elle amorça donc un cri aigu mais se ravisa en se disant que ce son désagréable leur ferait perdre des clients, alors elle tomba quelque part dans les pommes et les pieds en se tournant de façon à se faire peloter quand on la ramasserait. Le patron la remercierait plus tard de cette initiative qui aura le mérite de rameuter du monde au bar dans les prochaines semaines.
Je serrai un peu les dents sur le papier à cigarette en voyant que la serveuse avait à moitié réussi sa chute car, bien que quatre types la soulevaient allègrement, elle s'était cogné au pommeau d'une chaise et aurait une belle bosse en se réveillant. Puis je reconcentrais mon attention sur le barman et son flingue avant de me rendre compte que la fille m'attendais déjà à l'extérieur. Je remerciai donc, laissa un pourboire, et bu la fin de ma bouteille avant de la rejoindre. Le patron, en sueur, prit un air de cow-boy et tout le bar applaudi cette attitude remarquablement bien adaptée à la situation.
-Alors, dis-je en essayant de faire abstraction de l'interruption, pourquoi je ne sais pas où je vais?
-Parce que tu sais d'où tu viens c'est évident.
-J'ai pas saisi.
-Écoutes, tu rêves d'aventure, tu veux quitter cet Alaska trop petit pour ton insatiable soif de découverte et là tu vas prendre une destination au hasard en lui trouvant un pseudo-aspect exotique et tu vas partir. Mais bientôt tu regretteras ton petit lit nordique alors tu vas revenir car tu as gardé ton filet de sécurité au cas où tout ça tournerait mal. La seule façon de partir, c'est de tout laisser.
-Je ne suis pas d'accord, regardes des types comme...
-Et ne me cite pas du Kerouac, je l'ai lu aussi, me coupa-t-elle. OK, je retire ce que j'ai dit, pour partir il faut être détaché ou défoncé mais apparemment tu n'es ni l'un ni l'autre alors rentre chez toi sa t'économisera un aller-retour.
-Pourquoi tu fais ça ? Tu es frustré de ne pas avoir réalisé tes rêves alors tu brises ceux des autres.
Je regrettai aussitôt ma réplique sortie d'un mauvais film mais impossible de faire marche arrière maintenant. En plus, je n'aimais pas ses manières supérieures.
-Oh mais moi je suis parti, j'ai tout quitté, plusieurs fois même, si bien que maintenant je n'ai plus rien, plus de racines et nulle part où aller.
-...Mais c'est ça que je veux...réalisai-je.
Elle se mit à rire et se roula une autre cigarette.
-Tu as entendu ce que j'ai dit ? Je les connais les types comme toi, j'étais pareille, mais qu'est-ce que tu fais quand tu veux rentrer et que tu te rappelles que le voyage a détruit tout ce que tu connaissais et que là, tu te rends compte que tu es parti de partout et pour de bon.
-Avoir nulle part où aller... Pas vraiment de différence avec moi sauf qu'il faut le voir dans l'autre sens, j'ai partout où aller.
Elle prit un air satisfait et à ma grande surprise, me tendit un billet d'avion.
-Tiens, prends-ça, t'es le troisième à qui je fais le coup, c'est dingue le nombre de paumé qu'il y a dans cet aéroport mais t'es le premier qui rentre pas chez lui après.
-Comment ça...
-Impossible de refourguer ce billet et ils veulent pas me le rembourser alors j'ai trouver une manière plus distrayante, et j'allais abandonner parce qu'il faut embarquer dans 10minutes.
-Quoi ! Mais il mène où ?
-Nulle part en particulier.
Elle sourit et tourna les talons.
-Et toi tu vas où ? Lui criai-je.
-Pareil, dit-elle sans se retourner
Elle se perdit dans la foule et je regardais le billet. Juste assez pour voir la porte où me rendre.
Et je suis parti.