Voilà une nouvelle que je viens de finir. C'est une première mouture mais j'aimerais avoir votre avis dessus et savoir ce qui merite correction selon vous.
Merci ;-)
TREIZE
A peine descendu du lit, Roman s’empressa de tout vérifier dans l’appartement, jusque dans les moindres recoins. Il n’y avait certes que très peu de chances qu’il ait commis une telle erreur mais deux précautions valaient mieux qu’une. Et puis avec l’habitude il pouvait se débarrasser de cette tâche en à peine vingt minutes si tout se passait bien. Le principe était très simple : il fallait tout compter, contrôler et vérifier. Tout simplement. Mais il lui fallait être bien concentré, la moindre baisse d’attention pouvait être fatale.
Roman se dirigea alors vers la cuisine et commença par les placards, comme d’habitude. Et il se mit à compter frénétiquement, avec une application impressionnante, tout ce qui pouvait d’une manière ou d’une autre se traduire par un nombre.
Seize minutes plus tard, alors qu’il ouvrait le bac à légumes du frigidaire pour terminer ses vérifications matinales, Roman stoppa brusquement son geste, horrifié. Il sentit une onde sourde lui envahir le visage. La panique monta brusquement.
Comment ai-je pu être aussi négligent ?! Non mais quelle inconscience !
Il se souvenait effectivement avoir pris une mandarine devant le feuilleton la veille, mais comment se faisait-il qu’il n’ait pas pensé à vérifier ensuite ? Dans le bac, sous ses yeux, se trouvaient treize mandarines, treize…. Alors qu’il se sentait pâlir à vue d’oeil, Roman recompta vite fait, ne pouvant croire à une telle idiotie de sa part. Mais il dut admettre avec un haut le coeur qu’il avait commis l’erreur. A cette seule pensée, il sentit sa poitrine se contracter douloureusement.
Il s’empressa fébrilement de s’emparer d’un des fruits, de l’écraser dans l’évier et de le jeter au vide ordures. Et dire qu’il avait passé la nuit avec treize mandarines dans le frigidaire ! Un frisson lui glaça l’échine et, comme pour vaincre son angoisse, il se remit à tout compter, contrôler et vérifier. Encore.
Depuis que Roman vivait seul, sa vie était rythmée par toutes les précautions qu’il devait prendre jour après jour, heure après heure. Dans son appartement, tout était rangé de manière à ce qu’il n’y ait aucun risque et il allait sans dire que Roman était d’une vigilance implacable. Mais les pièges étaient nombreux.
Et bien sûr tout n’avait pas toujours été simple : Roman se souvenait encore du jour où sa soeur lui avait offert pour son anniversaire ce fameux livre. L’intention était charmante mais, une fois rentré chez lui, après la petite fête donnée en son nom, il avait été pris de spasmes incontrôlables et il lui avait fallu une bonne heure pour calmer la crise de panique qui l’envahissait. Il avait commis sans le savoir une petite faute d’attention.
Bien entendu Roman savait pertinemment ce jour-là combien de livres il possédait dans son appartement, il en avait compté douze le matin même. Mais une baisse de vigilance et ça pouvait être le drame, un cadeau pouvait se changer en malédiction. Mais il ne tint pas rigueur de cette mésaventure à sa sœur, laquelle ignorait tout des dangers qui le guettaient.
Alors qu’il terminait une ultime vérification tout en se maudissant de son absurde négligence, un autre souvenir s’infiltra insidieusement dans ses pensées. Avec effroi, Roman se remémora cette fois où, hypnotisé par un jeu sans intérêt à la télévision, il était tombé sur le journal de treize heures. Erreur inqualifiable, il ne pouvait en aucun cas se permettre de perdre la notion du temps. Ce jour-là un voisin de palier était venu frapper à la porte, inquiété par le remue-ménage et les cris. Roman avait été bien incapable de s’expliquer posément et n’avait pu aligner plus de trois mots sans bafouiller. Nul doute qu’il était passé pour un fou.
Désormais il ne regardait plus la télévision (elle était brisée depuis), pas plus qu’il ne lisait d’ailleurs, incapable de dépasser la page douze sans pousser des hurlements hystériques. Les livres n’étaient plus dorénavant que de vagues objets de décoration prisés par la poussière.
Tout était parfait à présent, l’incident n’était désormais plus qu’un lointain souvenir et tout semblait en ordre dans l’appartement. Avertissement sans frais pour cette fois.
De toute façon ça ne comptait pas, tenta de se convaincre Roman, je m’en suis rendu compte bien assez tôt et ils n’ont rien vu, se dit-il pour lui même.
Mais il savait pertinemment au fond de lui qu’il n’en était rien et que l’erreur était impardonnable.
De toute manière ça n’avait plus aucune importance, la journée pouvait commencer. Roman prit son manteau, descendit les dix-sept marches de l’escalier de la résidence, ignorant le frisson qui le fit frémir à la treizième et sortit faire quelques courses en ville.
Sur le chemin Roman croisa neuf piétons, et mit en tout deux minutes cinquante cinq secondes pour se rendre au bureau de tabac. Il avait pris l’habitude de fumer des paquets de dix pour éviter tout problème et se demandait parfois ce qu’il ferait si ceux-ci se mettaient un jour à disparaître.
- Bonjour, il me faudrait un paquet de Winfield en dix s’il vous plaît, dit-il
- Bien entendu ! Ce sera tout ? demanda le buraliste sans voir l’expression d’horreur qui se dessinait sur le visage de Roman.
Celui-ci avait les deux mains plaquées contre sa bouche et tentait d’étouffer un sanglot.
Que m’arrive-t-il aujourd’hui ? Voilà maintenant que je fais des phrases à treize mots. Non, il faut vraiment que je me reprenne, ça ne peut plus durer. Un malheur va bientôt m’arriver, se dit-il, soudain persuadé qu’il avait commis l’erreur de trop.
Roman se mit alors à balbutier, cherchant en lui-même une excuse ou un quelconque moyen d’expier sa faute.
- Bonjour, je voudrais un paquet de Winfield en dix s’il vous plaît, reprit-il à tout allure, comme pour conjurer le sort.
De fines gouttelettes de sueur perlaient à son front et sa respiration se faisait saccadée. Le buraliste, pensant avoir affaire à un désaxé, s’empressa de donner à Roman ses cigarettes et tenta même un sourire qui se voulait rassurant en saisissant la monnaie.
- Voilà Monsieur, bonne journée…
- Bonne journée. Toutes mes excuses, fit Roman, sincèrement désolé.
En sortant du bureau de tabac, Roman se donna une violente tape sur le crâne.
-Imbécile !!! hurla-t-il, fou de rage.
Il se secoua la tête par les cheveux, arrachant quelques poignées au passage. Irrécupérable. Voilà ce que tu es, un irrécupérable, se maugréa-t-il.
Dehors les quelques passants présents observaient Roman d’un air inquiet, s’attendant à tout moment à le voir sortir une arme et se mettre à canarder la rue au nom de quelque sinistre Vengeance Divine. Mais au lieu de ça, celui-ci marmonna à demi voix des excuses incompréhensibles et continua son chemin, la tête basse, jetant de ci de là des coups d’œil affolés.
Crétin, continua-t-il, sombre idiot ! Quelle bêtise !!!
Roman avait un mal fou à retenir ses larmes. La peur peut être, l’épuisement sûrement. Il se sentait constamment pourchassé et surveillé. La moindre petite erreur ne lui serait pas pardonnée.
Il n’avait plus la moindre idée de l’endroit où il allait, concentré qu’il était sur sa peur de commettre d’autres erreurs. Roman comptait, contrôlait et vérifiait. Les passants, les vitrines des magasins, ses pas sur le trottoir, les mots qu’il attrapait au vol, les voitures.
Les voitures.
Une voiture le suivait. Il en était sûr.
Il se mit à presser le pas en évitant de regarder derrière lui. Cette fois-ci plus de doute possible, il avait été repéré. Il continua néanmoins sa marche rapide mais, comprenant qu’à ce rythme là il se ferait vite rattraper, Roman décida de tenter un subterfuge. Aussi il fit brutalement volte face et se mit à courir en sens inverse, bousculant au passage quelques piétons.
Dans sa fuite désespérée, il eut le temps de remarquer que la voiture qu’il soupçonnait était immatriculée dans les Bouches du Rhône, dans le treize… Paniqué par cette terrible découverte, Roman accéléra encore, comptant sur la circulation pour semer ses poursuivants. Mais cette tentative se révéla vaine quand Roman aperçut sur le trottoir d’en face un homme qui semblait l’observer et le suivre à distance.
Je suis cerné ! Je n’ai pas été assez vigilant ! Quelle merde !!!
Roman entra dans la première boutique qu’il trouva sur son chemin espérant y trouver refuge, une boulangerie.
La femme qui se tenait derrière le comptoir parut affolée par l’allure de Roman. Celui-ci était rentré en trombe et observait avec anxiété la rue par la vitrine, sans un regard pour la commerçante. Il était couvert de sueur et luttait pour reprendre sa respiration.
- Je peux faire quelque chose pour vous ? demanda-t-elle sur ses gardes.
Roman sursauta et se retourna vivement comme surpris en pleine faute.
- Heu… Oui… On cherche à me faire du mal ! Je vous en supplie il faut m’aider !!! cria presque Roman en s’approchant du comptoir, au bord de la crise de nerfs.
- Ecoutez, calmez vous Monsieur, dit le femme un soupçon de peur dans la voix. Je peux appeler la police si vous voulez.
- Non pas la police ! Ca ne servirait à rien, dit-il après avoir compté rapidement les mots.
- Je peux appeler quelqu’un d’autre, dit elle avec une douceur prudente. Je serais treize heureuse de le faire pour vous, mais par tous les saints calmez vous, je vous en prie !
Roman poussa un petit cri de surprise. Il dévisagea la femme avec horreur tout en reculant en direction de la sortie.
- Vous êtes avec eux !!! dit-il en tâtonnant derrière lui pour trouver la poignée de la porte.
- Je ne comprends pas…
- Bien sûr que si vous comprenez !!!
Tout en continuant de fixer l’horrible femme, Roman ouvrit la porte lentement dans son dos.
- Fichez moi la paix, dit-il. Je n’ai pas fait exprès, c’est pas ma faute.
Visiblement, la commerçante préféra ne rien répondre, de peur sûrement que cela déchaîne chez l’inconnu une fureur psychotique. Car cela ne faisait pas l’ombre d’un doute : l’homme qui se tenait face à elle était complètement fêlé.
Soudain, comme si un quelconque signal de départ avait été donné, Roman se retourna et se précipita dans la rue. Mais un homme lui barrait la route et Roman le heurta violemment. Il leva des yeux apeurés sur la masse imposante qui lui faisait face.
Après quelques secondes d’hébétude, Roman céda à la panique et se mit à bousculer l’homme afin de prendre la fuite. Mais déjà une deuxième silhouette était apparue comme surgie de nulle part et l’empoignait par le bras.
- Roman, ne faîtes pas d’esclandre je vous prie !
- Lâchez-moi !!! Lâchez-moi !!! Au secours, ces hommes veulent me tuer !!! hurla-t-il en jetant des regards désespérés aux passants.
Mais les badauds semblaient savourer ce délicieux spectacle, sordide à souhait. Voilà qui allait alimenter leurs conversations au repas de midi. Aussi, malgré leurs mines affligées, ils se régalaient tous d’être aux premières loges de l’arrestation d’un individu dangereux.
- Allez Roman, vous avez fait une jolie balade maintenant il faut rentrer, dit l’homme qui lui avait barré la route.
Puis s’adressant aux badauds :
- Ce n’est rien, ne vous inquiétez pas, on va le reconduire auprès de son médecin. Tout va rentrer dans l’ordre.
- Auprès de mon médecin ??? s’indigna Roman. Non mais c’est n’importe quoi !!! Ils mentent !!! Ils veulent ma peau !!!
Tous le regardaient à présent avec la plus grande compassion mais aucun ne semblait accorder le moindre crédit à ses paroles.
Malgré ses gesticulations, Roman ne parvenait pas à se défaire de l’emprise de ses assaillants et, ce fut contraint et forcé qu’il dut suivre les deux monstres jusqu’au véhicule qui les attendait un peu plus loin. Il pleurait à présent. Tous ces efforts acharnés pour tomber stupidement. Dieu comme il s’en voulait!
Il monta à l’arrière de la voiture qui le suivait un instant de ça, la mort dans l’âme. Un des hommes pendant ce temps là continuait à rassurer la populace : il s’agissait là simplement d’un pensionnaire de l’hôpital psychiatrique qui avait échappé à leur vigilance, il ne lui serait fait aucun mal, il avait juste besoin d’être soigné…
- Tout est rentré dans l’ordre, termina-t-il.
Sur ces mots, l’homme pivota sur lui-même, monta dans la voiture aux côtés de Roman et claqua la portière. Le véhicule démarra aussitôt dans un crissement de pneus exagéré.
A l’intérieur, côté passager, l’homme au chapeau fumait tranquillement. Puis, écrasant sa cigarette, il se retourna lentement vers Roman.
- Je suis profondément déçu par votre attitude Roman, dit-il d’un air sincèrement désolé. Je vous croyais plus raisonnable que ça.
Roman s’enfonça dans son siège et fixa la route devant lui d’un œil noir.
- Il me semblait avoir été clair lors de notre dernier entretien, dit l’homme au chapeau, ignorant la question. Vous n’avez pas respecté vos engagements. Il vous suffisait pourtant d’éviter le nombre du malheur…
Il prit un air songeur, puis :
- Si j’ai pu vous offrir la vie, Roman, je peux tout aussi bien vous la reprendre. Je crains d’ailleurs que ce soit la seule alternative qu’il nous reste… Il va falloir que nous…
Roman n’écoutait pas. Les mots s’égaraient dans son esprit perturbé, ne trouvant aucune paroi de résonance. Il observait, prostré, le paysage qui défilait sous ses yeux.
Et il comptait, contrôlait et vérifiait. Encore.
Sujet: TREIZE 
