Attention, certaines scènes du récit peuvent déranger ou choquer.
Bonne lecture
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- Allez Olivier ! Viens boire une bière avec nous ! demanda Igor.
- Ouais ! renchérit Vince. Ca va pas te tuer d’en descendre quelques unes au billard. C’est ma tournée.
- Je vais venir en boire seulement une ou deux, répondit Olivier. Je dois aller travailler demain pour présenter mes résultats.
Igor et Vince, deux étudiants en école de commerce, venaient de frapper à la porte de l’appartement d’Olivier. Ce dernier logeait à Paris dans le même immeuble, mais il terminait quant à lui ses études d’ingénieur en informatique. Ses partiels étant déjà terminés depuis janvier, depuis six mois il travaillait comme stagiaire dans une jeune société.
1999 était une année faste pour les start-ups, ces microsociétés qui faisaient leur beurre sur un pari, celui de la rentabilité de l’Internet. Le lendemain, Olivier devait remettre son rapport à ses supérieurs et ainsi présenter le bilan financier de ses projets. Prendre une bière et taper quelques boules, il pouvait se le permettre.
Par cette nuit chaude de juin, l’effervescente vie parisienne dépassait des bars et des restaurants. Les jeunes gens branchés se la coulaient douce en terrasse en sirotant toute sorte de boissons. Les trois amis rejoignirent un bar/billard de la très animée rue Saint-Maur.
Après avoir salué le patron au bar, Igor se dirigea vers la salle de billard privée au sous-sol. Ses deux camarades lui emboîtèrent le pas en se faufilant à travers la foule. Igor connaissait bien le lieu. Si le fond de commerce appartenait au barman, l’immeuble appartenait à son père.
Igor et Vince poussèrent les portes battantes. Olivier suivait à courte distance, ses deux compères lui tenaient les portes et lui priaient d’entrer. Il avait l’impression d’être reçu en chef d’Etat.
En s’engouffrant dans la pièce, il fut agressé par un mur de fumée et de chaleur. Aucune aération ne laissait échapper l’effluve d’odeurs nauséabondes. Le parfum âcre de cigares bon marché se mélangeait au caramel des flaques de bière séchée sur les tables. Avec la chaleur ambiante, la sueur des joueurs s’ajoutait à la puanteur flottante.
La musique techno assourdissante recouvrait les cris tonitruants des jeunes et les claquements des boules de billard. Ce vacarme lui fit oublier l’atmosphère pestilentielle qui lui piquait les yeux.
Le trio d’étudiants s’assit à une table réservée, éclairée faiblement par une lampe suspendue. Olivier ôta sa veste et remonta ses bras de chemise. A cause de la transpiration, le coton de ses vêtements lui collait à la peau. De la poche intérieure de sa veste, il saisit un paquet de cigarettes. Il pensait que s’en griller une allait masquer l’odeur des autres.
- Je vais te l’allumer, dit Igor en sortant son briquet Zippo.
- Merci, répondit Olivier en se penchant vers la flamme. Je vais allez chercher les bières.
- Pas question Oliv’ ! lança Vince. J’ai dit que c’était ma tournée, je reviens. Trois Delirium Tremens ?
- Ca ira, dit Olivier en lâchant une bouffée de cigarettes. On fête quoi ?
- On fête la fin des cours et des partiels ! s’écria Igor en entamant un mouvement de danse ridicule.
- Et vos résultats de partiels ? Ils sont bons ?
- Peu importe, dans quelques jours je serai plus riche que mon père.
- Le commerce ça paie !
- Exact. Mais pas autant que la bourse, dit Igor en se frottant les mains.
Vince revint avec les trois bières pression qu’il déposa avec délicatesse devant chaque convive.
- Et l’informatique ? relança Igor. Ca paie bien ?
- Ca paie, confirma Olivier. Mais, je pense plafonner si je reste ingénieur. Alors que dans la finance, il n’y pas de plafond.
- Bien, bien… Mais je parlais de ta boîte, CyberShop. Je crois qu’elle a trouvé le filon.
- Ouais ! insista Vince. On dit que CyberShop est au point et qu’elle va se faire racheter à prix d’or par MegaSoft.
- Je n’en sais trop rien, déclara Olivier. Mais on travaille avec MegaSoft en tant que partenaire.
- J’en suis certain, dit Igor. Je suis certain aussi que ça pourrait aller jusqu’à la fusion, une fusion juteuse pour le fondateur de CyberShop.
Olivier expira de la fumée avant de se rafraîchir le gosier. Parler de boulot toute la journée commençait à le gaver. Il proposa alors de faire une partie. Comme les deux tables de billard étaient occupées, Igor fit virer tous les joueurs prétextant que la salle était à lui. Tout le monde savait que c’était un demi mensonge, mais Igor était respecté et n’eut aucune difficulté à faire le vide.
Quelques minutes plus tard, le trio d’étudiants se retrouva seul autour d’un billard anglais. Olivier frappa alors le triangle de boules bicolores qui valsèrent sur le tapis vert. Le fracas des boules entre elles semblait en phase avec le rythme frénétique des musiques électroniques. Il joua aussi le second coup.
Sur le bord de la deuxième table, Vince alignait de la poudre blanche avec un ticket de métro. Olivier remarqua le manège mais ne fit aucune remarque. Il connaissait les habitudes de ces fils à papa. Le soir, Igor et Vince se faisait des lignes de coke pour tenir la cadence entre les études et leurs analyses financières fumeuses. Fréquemment, les deux étudiants en école de commerce étaient connectés à Internet du soir au matin, regardant les variations des cours de leurs actions du NASDAQ.
Alors qu’Olivier frappait le troisième coup, les deux junkies BCBG s’entartraient le nez. Un sentiment de dégoût fit soupirer Olivier qui lâcha la queue de billard pour se rasseoir. Il n’était pourtant pas si « clean » que ça dans ses consommations. Il vida ses cigarettes sur le marbre de la table. Après avoir extirpé l’aluminium du fond du paquet, il récupéra quelques graines de cannabis pour se rouler un petit cône.
Le joint agrémentait chaque gorgée sirupeuse de fraîche bière blanche d’un léger goût d’eucalyptus. Quelques instants plus tard, la musique techno ne ressemblait plus à des tambours incessants, elle lui semblait psychédélique et entraînante.
Igor resservit une bière à Olivier et tira une latte sur le joint. Deux verres plus tard, la conversation reprit.
- Alors Olivier ? dit Igor. Quelle est la position de CyberShop vis-à-vis de MegaSoft ?
- Arrête tes conneries ! répondit Olivier. Je ne suis que stagiaire, j’y connais rien en business.
- Mon cul ! s’écria Vince en frappant son verre violemment contre la table.
La bière éclaboussa le trio de jeunes gens. Olivier trouva ça presque agréable, les gouttes de liquide glacé rafraîchissaient sa peau qui perlait de sueur. Le cannabis et l’alcool avaient inhibé sa lucidité, il ne réagit pas à la colère cocaïnomane de Vince.
Le regard vide, Olivier reprit une gorgée de bière. Puis, en reposant son verre, il continua à garder le silence.
Igor considéra ça comme une effronterie. Il avait planifié la venue d’Olivier dans sa salle de billard privée pour lui extorquer des informations. L’action CyberShop avait été introduite sur le second marché à la bourse de Paris. Les start-ups se vendaient et se rachetaient à des prix exorbitants. Si CyberShop venait à se faire racheter par MegaSoft, le géant américain du logiciel, s’en porter acquéreur serait une garantie de forte plus value.
Les deux étudiants en école de commerce le savaient. Depuis qu’ils avaient découvert la spéculation boursière, leur drogue était moins la coke que les sites financiers sur Internet.
Vince agrippa alors Olivier par les cheveux et lui plaqua le crâne contre la table.
- Putain ! s’écria-t-il. T’es qu’un pauvre con ! Qu’est-ce que ça te coûte de me balancer l’info ?
- Mais j’en sais rien, bordel ! hurla Olivier. Je suis stagiaire ! Je suis qu’un putain de stagiaire !
Igor s’énerva et s’empara du cendrier. Pendant que Vince empêchait Olivier de se débattre, Igor déversa le contenu dans la bouche ouverte de l’étudiant en informatique.
Les déchets de cigarettes carbonisées avaient un immonde goût amer. Olivier n’arrivait pas s’en défaire malgré des toussotements et des râles violents. Igor fourra alors une boule de billard dans la gorge du pauvre Olivier afin qu’il ne puisse cracher aucune cendre.
L’informaticien pleurait de douleur, mais n’arrivait à produire aucun son. Vince le redressa, puis lui frappa de nouveau la nuque contre la table.
Olivier avait l’impression que tout son corps entrait en résonance. La violence du choc fit exploser ses incisives contre la boule de billard; des éclats de dents volèrent.
Vince et Igor n’arrivaient pas à prendre la mesure de leurs actes, mais les morceaux d’ivoire giclant de la bouche d’Olivier les avaient impressionnés. Ils firent alors une nouvelle tentative d’intimidation.
- Bon, Olivier, reprit Igor en retirant la boule. Tu ferais mieux de parler.
Dans un râle ultime, Olivier vomit les cendres et sa bière sur la table. Vince desserra alors son emprise. Lentement, l’informaticien se redressa et s’essuya la bouche endolorie avec la veste qui reposait sur son dossier. Tous les traits de son visage se tendirent à en modeler une grimace indescriptible. Puis, il cracha un dernier morceau dent ensanglantée et but une gorgée de bière pour masquer le goût de la bile.
- D’accord les gars, marmonna Olivier. Je vais vous le dire. MegaSoft veut racheter l’intégralité de CyberShop, il s’agit d’une OPA amicale.
- Quel sera le prix unitaire? demanda Igor.
- 124 Francs par titre.
Le visage d’Igor s’éclaira. Le cours actuel de CyberShop oscillait entre 15 et 20 Francs. Il pourrait multiplier un tel investissement par six.
- A quand est fixée le lancement de l’OPA ? reprit Igor.
- Fin juillet.
- Tire-toi tocard ! lança Igor. Si t’avais su flairer l’affaire plus tôt, tu aurais encore toutes tes dents !
Olivier ramassa honteusement sa veste et se dirigea vers la sortie.
***
Le lendemain matin, Olivier franchit les portes des locaux de CyberShop. Dans le couloir il croisa Stéphanie, la jeune commerciale de la boîte et, accessoirement, la fille du PDG. Dans le tailleur qui mettait en valeur son galbe, elle avait le charme et la classe pour faire signer n’importe quel client réfractaire. « Inaccessible » pensa l’informaticien. Pour lui elle était l’inaccessible telle l’Everest à gravir. Olivier préféra raser les murs pour cacher sa bouche boursouflée, mais il ne pouvait manquer de la saluer.
- Bonjour Stéphanie, dit timidement Olivier.
- Bonjour Olivier. Mon dieu! Mais tu as une sérieuse blessure ! Par hasard, tu n’aurais pas eu un match de hand-ball hier ?
Le stagiaire jouait effectivement au hand dans le championnat universitaire, mais il ne lui en avait jamais parlé. Stéphanie avait dû récupérer son CV où il mentionnait ses loisirs. Ce détail qu’elle connaissait, lui fit penser qu’il ne lui était peut-être pas indifférent.
- J’ai pris un mauvais coup, répondit alors Olivier. Le hand-ball est un sport assez physique.
- Oui. Il y a beaucoup de contacts.
En prononçant le mot « contact », elle avait avancé d’un pas vers Olivier. Ce dernier, légèrement surpris, tenta de reculer, mais en vain. Il était dos au mur. L’espace entre leurs deux corps semblait fragile, comme si chacun luttait contre une force d’attraction. Olivier chercha une réponse, mais n’en trouva pas. Stéphanie, qui attendait un mot qui ne vint jamais, se décida à lui saisir le bras. Puis, elle lui effleura la joue de ses lèvres pour lui faire une bise dont la tendresse dépassait la frontière d’un sentiment amical.
- Je sais que tu as rendez-vous avec mon père, lui-dit Stéphanie dans le creux de l’oreille. Il t’aime bien, tu sais. Tu n’as aucune raison d’avoir peur de moi.
Sur cette phrase, elle tourna les talons pour retourner dans son bureau. Les idées et les pensées d’Olivier étaient comme un grand puzzle défait. Il avait la curieuse sensation que le souffle chaud de Stéphanie sur sa peau perdurait sans faiblir. Il se donna quelques minutes pour se ressaisir et pénétra enfin dans le bureau du PDG.
- Monsieur Kim, dit le patron en le voyant entrer. Que vous arrive-t-il ?
- Je me suis fait agressé par des pseudo golden boys. Et, à ce titre, je vous propose un marché.
- Je ne comprends pas le rapport, expliquez-vous.
- Vous m’aviez dit que vous me donneriez une partie du capital, si je faisais augmenter le résultat de votre entreprise ?
- C’est exact.
- Bien. Que me donneriez vous, si je vous disais comment multiplier votre capital ?
- Je crois comprendre que vous désirez plus que les 300 actions qui vous sont dues. Quoiqu’il en soit, la société est en perte de vitesse. Le marché de l’Internet n’est pas encore assez mature. Votre proposition m’intéresse et je suis prêt à vous donner 5000 actions.
Olivier exposa alors son idée.
Il avait manipulé Igor et Vince pour qu’ils se portent acquéreurs de la totalité des actions. MegaSoft n’avait jamais eu l’intention de racheter CyberShop.
Le PDG et son stagiaire émirent de fausses spéculations, faisant monter le cours de l’action CyberShop jusqu’à 100 Francs.
Igor et Vince firent alors l’acquisition d’une société sur le déclin, une société qu’ils n’arriveraient pas à vendre. Un mois plus tard, Olivier, le tocard, sortit donc de son stage avec une « prime » d’un demi million de Francs et, la fille du patron.