- Vraiment, s’indigna Nestor. C’est le Monde à l’Envers !!! Regarde moi ce sale petit effronté !
Son chat, une boule de poils grise et toute fripée, venait de le gronder pour avoir égaré Lizzy, sa souris préférée. Ce qui, au goût de celui-ci, se répétait un peu trop souvent ces derniers temps. Aussi avait-il sermonné Nestor à grands coups de martinet et de ceinture.
- A ce propos, tu es déjà allé là-bas? lui demanda son ami Franz qui était venu prendre le café ce jour-là.
- Où ça ? s’enquit Nestor en se massant les fesses encore endolories par les coups, un œil noir vissé en direction du chat. Dans le Monde à l’Envers ?
- Oui… fit-il en se resservant un morceau de la tarte aux relents infects qui gisait mollement sur la table.
- Comment veux-tu que j’y sois déjà allé ? Tu as vu les prix du séjour ?
- Ta tarte est vraiment immonde…
- Merci !
- Oui, j’ai vu les prix, continua Franz. Et pour cause, je nous ai acheté deux billets pour cet après-midi. Qu’est-ce que tu dis de ça, cher Nestor ?
- J’en dis que je ne te crois pas ! lança-t-il, les yeux ronds d’espoir.
Franz plongea la main dans sa poche intérieure et en ressortit deux de ces précieux billets qui vous donnaient accès à l’une des portes du Monde à l’Envers. Ils étaient reconnaissables entre tous, d’un noir brillant avec des caractères dorés en surimpression.
Nestor se leva d’un bond et se saisit de l’un d’eux, n’en croyant pas ses yeux. Dessus, son nom était inscrit dans une police élégante et luisait malicieusement à la lumière du jour. En dessous, quelques lignes expliquaient que lui, Nestor Rotsen, allait pouvoir visiter, et ce pendant deux heures, le Monde à l’Envers. Son regard pétilla et sa bouche s’entrouvrit de stupéfaction.
- Tu es fou, Franz !!!
- Oui, mais au moins ma braguette est-elle fermée…
Sans prêter attention à la remarque, Nestor contourna la table et se jeta dans les bras de son généreux ami. Si quelqu’un lui avait dit qu’il aurait l’occasion un jour de visiter le Monde à l’Envers, il lui aurait ri au nez et peut-être même l’aurait-il frappé.
- Allez, prépare toi, on y va, lança Franz tout à trac.
- Quoi, maintenant ?
- Oui, répondit-il un large sourire accroché au visage. On part maintenant ! Le départ est prévu pour 15 heures.
- Franz… Je ne sais pas quoi dire… s’émut Nestor, les larmes à l’affût.
- Je ne te demande pas de discours. Par contre surveille ton chat, il fouille dans le frigo.
Nestor, emporté par l’euphorie, empoigna le bestiau par le gras du flanc et l’enferma contre son gré dans le congélateur, ignorant la plainte sifflante et courroucée du malheureux.
- Ca le fera réfléchir, déclara Nestor.
- Oui, approuva Franz. Mais je serais toi, je m’en ferais des chaussons.
- Oui, et je te les offrirai!
- Hmm… C’est d’accord.
- Bon, on y va ?
- J’attends que tu fermes ta braguette et que tu mettes ton joli costume du dimanche.
- Bon, j’en ai pour une minute. Je te ressers de la tarte ?
Dans la voiture, Nestor observait avec un intérêt tout particulier ce monde qu’il allait quitter pendant près de deux heures. Il se demandait vaguement si là-bas, les arbres poussaient par la cime, si les rivières remontaient à leurs sources ou encore si les voitures roulaient sur le toit. Marchait-on sur le ciel dans le monde à l’envers ? Les repas commençaient-ils par le dessert ?
Parfois stupides, les questions l’assaillaient par dizaines et Nestor brûlait d’en connaître les réponses. Bientôt il saurait si le soleil brille pendant les nuits à l’Envers, si le plomb flotte et si les poissons se noient. Bientôt, il saurait tout ça.
Et lundi, au bureau, il pourrait alors éblouir de ses récits époustouflants des collègues aux bouches béates d’admiration.
Mais pour l’heure, il observait ce paysage si familier défiler sous ses yeux, sachant qu’il ne le verrait plus jamais de la même façon après une telle expérience.
Il lui tardait d’arriver à présent.
Quand ils passèrent la porte du Monde à l’Envers, la première chose qui frappa Nestor fut le bleu impérial du soleil et la robe aux éclats dorés du ciel. Le passage donnait sur un parc, l’herbe arborait un vert resplendissant et la végétation était luxuriante, en tout points semblable à celle qui s’étendait au-delà de la frontière entre les deux mondes. Le spectacle était magnifique et le cerveau de Nestor tenta avec force de tout cumuler, archiver et enregistrer. Il ne savait plus où donner de la tête et craignait de passer à côté de quelque détail fascinant.
A leurs pieds, un petit sentier fait de graviers sillonnait entre les arbres et guidait les promeneurs dans leur visite. Franz et Nestor l’empruntèrent, jetant un regard émerveillé aux bancs qui se bécotaient sur les amoureux publics de chaque côté du chemin.
- C’est mignon, hein ? ricana Franz.
- Oui… Oh, regarde, s’exclama Nestor. Là-haut, dans l’arbre !
Franz leva les yeux et émit un petit rire amusé en voyant des enfants perchés sur les branches d’un hêtre. Ils se tenaient accroupis, les bras ballants entre les jambes, et sifflotaient une mélodie qui, portée par la bise, parvenait à leurs oreilles sous la forme d’une comptine pour enfants.
Soudain, l’un d’eux sauta de l’arbre, se réceptionnant avec souplesse sur le gazon, et se précipita vers un oiseau qui venait de déposer quelque chose sur le sol. Le jeune garçon se saisit alors de ce qui semblait être une carte et remonta dans l’arbre en quelques adroites enjambées. L’oiseau, visiblement amusé, s’envola alors dans un battement d’ailes élégant et rejoignit ses petits camarades qui l’observaient depuis les balançoires.
- Ca alors ! s’écria Franz. Ce sont des cartes à collectionner avec des joueurs de football, les gamins en raffolent ! En tout cas, les oiseaux semblent l’avoir compris !
- C’est incroyable ! Et les enfants restent tout le temps dans les arbres tu crois ?
- Oui, regarde, ils se sont confectionnés leurs propres nids, dit Franz en désignant un point très élevé dans l’arbre.
Nestor observa avec un certaine admiration l’enchevêtrement de branches et de feuilles qui tenait en équilibre à quelques trente mètres de hauteur. Au travers, les rayons du ciel formaient des tubes lumineux et dessinaient sur le sol quelques formes fabuleuses.
- Quand même, quel monde incroyable… Tu ne trouves pas ?
Franz acquiesça dans un sourire ravi et désigna devant eux, plus loin sur le chemin, un marchand de glace ambulant.
- Viens, on va s’en payer une !
Les deux hommes se dirigèrent alors vers la carriole, le regard brillant de mille merveilles, tantôt attiré par les bancs qui s’embrassaient langoureusement, tantôt par la magnifique couleur azure du soleil.
Mais quelque chose qu’ils ne pensaient pas possible se produisit alors. Nestor n’eut que le temps de voir passer sous ses yeux un déambulateur qui filait à toute vitesse, manquant de les renverser. La vieille femme qui était aux commandes se retourna quelques mètres plus loin, réajusta son perfecto et leur adressa un énergique bras d’honneur.
Ce ne fut que quelques instants plus tard que Franz réalisa.
- Elle m’a arraché ma sacoche !!! Je ne m’en suis même pas rendu compte !!!
- Tu plaisantes ?
- Mais non voyons, s’agaça Franz alors qu’ils arrivaient à la hauteur du commerçant. Regarde, je n’ai plus rien.
Encore déboussolé, Franz s’approcha de l’homme qui lisait un magazine à quelques mètres de son stand.
- Excusez moi, Monsieur.
L’homme leva la tête et leur adressa un sourire bienveillant.
- Bonjour, que puis-je pour vous ?
- Et bien voilà, mon ami et moi aurions voulu une glace, mais…
- Une glace vous dîtes ? coupa le marchand. De ce temps-là ? Vous plaisantez ! Je n’ai que du vin chaud à vous proposer.
Franz et Nestor échangèrent un regard éloquent, agrémenté d’un petit sourire significatif. Le Monde à l’Envers regorgeait décidément de surprises. Aussi se félicitèrent-ils de leur escapade malgré l’incident.
- D’accord pour le vin chaud, fit Franz avec une moue dubitative. Mais je me suis fais volé ma sacoche et je ne pourrai pas vous…
Le commerçant sursauta.
- J’espère que vous comptiez bien me voler au moins… articula sèchement l’homme dont le teint s’était subitement empourpré. On n’aime pas bien les bons payeurs dans le coin, alors je vous suggère de faire attention messieurs !
- Heu… Et bien…
L’inconnu les toisait avec méfiance.
- Non évidemment, trancha Nestor. Mon ami tentait une diversion pour que je puisse vous voler.
Les traits de l’homme s’adoucirent et un sourire réapparut au coin de ses lèvres. Nestor adressa un coup de coude appuyé à son ami et lui jeta un regard malicieux.
- Pardon d’avoir douter de votre honnêteté, messieurs, fit-il un peu honteux. Bon, je dois vous laisser, si je surveille trop le stand, ça va faire fuir les clients.
Il prit congé en leur adressant un dernier signe de la main, puis s’installa confortablement sous un arbre, à l’abri du ciel, afin de terminer la lecture de son magazine.
Après avoir discrètement voler deux gobelets de vin chaud, Franz et Nestor continuèrent leur balade et se dirigèrent vers un groupe de badauds qui s’était agglutiné autour d’un stand aux couleurs criardes.
Un immense chapeau haut de forme était posé sur un tréteau en bois et tous sans exception semblaient regarder à l’intérieur. Les deux hommes s’approchèrent et tentèrent tant bien que mal de se frayer un chemin parmi l’attroupement afin de voir quel était l’objet d’une telle attention.
- Mais il n’y a rien à voir là-dedans, s’étonna Nestor quand ils parvinrent enfin à apercevoir le fond du chapeau.
- Attendez, répondit une femme qui s’était retournée vers eux. Elle est très forte, vous allez voir.
Sur ces paroles, une colombe d’un blanc immaculé vint se poser sur le rebord du tréteau, et déposa par-dessus le haut de forme un imposant foulard noir, le recouvrant complètement.
- Regardez, murmura la femme à l’attention de Nestor.
Après quelques secondes d’attente, pendant lesquelles le public retint son souffle, l’oiseau s’envola dans un battement d’ailes théâtral et emporta dans son bec l’étoffe qui recouvrait le chapeau. Des exclamations de surprise fusèrent dans l’assemblée.
Un magicien, vêtu d’un costume de scène et d’un chapeau pointu, était apparu comme par enchantement. Les applaudissements, d’abord intimidés par la stupéfaction, jaillirent ensuite des mains des spectateurs dans une ovation tonitruante.
- Fantastique ! hurla Franz, aux anges. Vraiment merveilleux !!!
- Prodigieux, confirma Nestor qui rigolait nerveusement tant il était heureux en cet instant.
Mais les minutes passaient et le ciel, fatigué de sa journée, préparait son lit doré à l’horizon, rendant peu à peu la couleur du soleil moins chatoyante.
- Que le temps passe vite, regretta Nestor.
- Oui, dommage qu’il ne passe pas à l’envers, hein ?
Nestor acquiesça d’un air triste.
- Allez, ne t’en fais pas, on reviendra…
Nestor observait d’un air pensif les bancs qui se donnaient un dernier baiser avant de se séparer, des larmes coulant d’entre leurs lattes.
- Et si on restait ? proposa-t-il dans un élan de nostalgie anticipée.
- Tu sais bien que c’est impossible, dit Franz, sincèrement désolé. Notre retour est programmé à 17 heures et nous n’avons pas d’autre choix que de partir… Et puis nous sommes des intrus ici, ne l’oublie pas.
- Oui, mais si on ratait l’heure du départ, ce ne serait pas de notre faute.
- Impossible de la rater, c’est elle qui passe nous prendre.
- Oui… Evidemment… Alors, on va rentrer si j’ai bien compris…
- Oui, mais on reviendra…
Le ciel, de plus en plus éreinté, arborait à présent une teinte orangée. De son côté, la couleur du soleil se fondait dans le bleu de la nuit à mesure que la clarté déclinait.
Sur le chemin du retour, Franz et Nestor croisèrent le marchand de vin chaud qui remballait ses étalages, et ne purent s’empêcher de sourire en repensant à cette curieuse rencontre. Ces deux heures avaient été riches en découvertes et autres rencontres insolites, et c’est la mort dans l’âme et la peine au cœur qu’ils se voyaient obligés de quitter ce monde féerique.
Aussi, au détour d’un bosquet, ils furent heureux d’entendre une dernière fois le chant des enfants, avant de passer la porte à l’endroit. Ils retrouvèrent ainsi le bleu terne de leur ciel et la lueur triste d’un soleil malheureux.
- Au moins, tu as quelque chose chez toi qui pourra te rappeler le Monde à l’Envers, dit Franz alors qu’ils étaient dans la voiture.
- Ah oui ? Et tu penses à quoi ?
- Ton chat voyons… Il est un peu… Enfin, tu vois… Il est…
- Oui, à l’Envers… compléta Nestor avec un petit sourire à l’attention de son ami. Et il fera de très beaux chaussons sur toi!
- Oui, merci ! Je crois qu’en fait ça va me faire très plaisir !
- C’est la moindre des choses…
- Tu m’invites à prendre le café ?
- Bien sûr ! s’écria Nestor, enthousiaste à l’idée de prolonger un tant soit peu ces moments autour d’un café. Et il y a de la tarte aussi, si tu veux…
FIN
Sujet: Atelier 7 : le Monde à l'Envers 
... Plein de poésie, de dialogue comme (tu le sais) je les aime... Une idée originale... bref, une histoire que j'aurai aimé avoir écrit !!
