Voilà pour ma participation, ça dépasse un peu mais c'est l'histoire de quelques lignes que je pourrais éliminer en compactant le texte niveau présentation. Mais bon, j'ai laissé en l'état...
Dans la pénombre blafarde du séjour, Nestor observait son épouse d’un œil torve. Ce nez en forme de patate germée, ces traits grossiers taillés au burin, ces lèvres luisantes de gras et ces petits yeux inexpressifs… Soudain ce fut l’illumination : sa femme était un monstre.
Oui, sous bien des aspects elle était devenue laide, c’était là une belle évidence. Une laideur presque artistique à vrai dire. Bien que burlesque eut été plus correct dans son cas. Il posa son journal sur le rebord de son fauteuil, croisa les bras et considéra d’un air songeur la forme qui se tenait devant lui.
Grognandine, tel était son affreux nom, lisait son magazine préféré : « Jeune et Jolie », un vrai gag, songea-t-il. Son regard avide sautait d’une page à l’autre dans une étrange danse frénétique, émettant de ci de là un grognement de satisfaction quand une image l’interpellait. Aussi, alors que la luminosité, déjà bien en peine en ce début de soirée, progressait dans sa retraite, Nestor ressentit pour la première fois un vertige en repensant à son mariage. Quelle drogue lui avait-on administrée à son insu pour qu’il en vienne à épouser pareille horreur ? Lui aurait-on fait boire un quelconque philtre d’amour pour qu’il acceptât de se livrer à ce fiasco programmé ? Bien sûr, Grognandine n’avait pas toujours été ainsi, aussi Nestor peinait à croire qu’il n’y ait pas eu quelque part un signe annonciateur d’un tel naufrage. Les oiseaux qui désertent le verger, les chats qui ne miaulent plus ou encore l’herbe qui jaunit… Nestor avait beau réfléchir, il ne se souvenait pas avoir remarqué un seul de ces symptômes durant leurs années de vie commune.
Le chat ! A bien y réfléchir, cela faisait un moment qu’il n’avait pas vu cette saloperie lui monter sur les genoux. Un signe qu’il aurait dû percevoir et interpréter bien avant. La bestiole avait compris voilà longtemps vers quel infâme destin sa maîtresse se dirigeait, mais lui n’avait pas vu la chose prendre forme.
Grognandine, elle, continuait sa lecture, non consciente qu’elle était à cet instant même l’objet d’un dégoût viscéral. Parfois, un rot lui échappait, aussitôt ponctué d’un reniflement bruyant. Alors, du revers de la main, elle épongeait son tarin visqueux et se l’essuyait sur le tissu élimé de sa robe. Celle avec des fleurs. Epouvantable.
Le souffle court, Nestor prit conscience de la gravité de la situation et il sentit son cœur s’emballer. Non, ça n’était pas sa vie, il n’avait pas épousé de monstre marin et n’était pas en train d’observer une créature difforme. Il était (au choix) en train de rêver, en plein délire psychotrope, malade mental, déficient visuel ou mort.
- Bon, ben moi j’vais aller pisser un coup, fit Grognandine en se levant laborieusement de son fauteuil.
Elle jeta négligemment son magazine sur la table basse et s’approcha de Nestor, les lèvres en avant.
- Tu me fais une papouille pour me souhaiter bon courage ?
Nestor se plaqua les deux mains sur le visage et hurla à s’en exploser les tympans. Grognandine sursauta et eut un geste de recul.
- Mais qu’est-ce qui te prend encore ? T’es barge ou quoi ?
Nestor fondit en larmes et se mit à balbutier des paroles incompréhensibles.
- Qu’est-ce que tu racontes, Nestor ? J’entends rien.
Celui-ci s’arrêta net dans sa logorrhée et tourna la tête vers la chose. Et il se remit à hurler de plus belle, sans s’arrêter cette fois-ci. Si bien que Grognandine prit peur et se réfugia à l’étage, à l’abri de son mari et de son délire psychotique.
Nestor se leva du canapé et fit face à l’immense miroir accroché au dessus de la cheminée. Il s’observa de longues minutes, se détaillant sous toutes les coutures. Il n’en croyait pas ses yeux : ce nez en forme de patate germée, ces traits grossiers taillés au burin, ces lèvres luisantes de gras et ces petits yeux inexpressifs… Grognandine, encore elle ! Il poussa un nouveau cri et s’enfuit de la maison en courant, traversant le jardin en trombe, sous les yeux interloqués des voisins.
Il courut ainsi sur plusieurs kilomètres, jusqu’à littéralement s’écrouler de fatigue sur l’herbe racornie d’un terrain vague. Cherchant son souffle, Nestor observait les nuages qui défilaient à une vitesse surprenante. Très surprenante.
Non, ils ne défilaient pas ! Ils prenaient forme.
Nestor se releva d’un bond et se remit à courir en hurlant.