Bonjour tout le monde !
Comme je l'avais exposé dans un autre sujet, je me suis réinscrite au concours de la Plume d'Or. Cette année, le thème est la Voie. Je vous mets donc la nouvelle que j'ai envoyé. J'avais une restriction de 2000 à 2500 mots (Je suis à 2471). J'espère qu'elle vous plaira !
Il était dix-sept heures lorsque le facteur passa sur sa vieille bicyclette. Comme à son habitude, il avait le visage éclairé d’un sourire et les yeux pétillants. Je sortis pour le saluer. Mes bottes foulaient le gravier de l’allée qui protestait en crissant et en gémissant. Je me dis qu’il faudrait songer à refaire cette fameuse allée qui commençait à être envahie par la mousse et les herbes folles. Le facteur fouilla dans une de ses nombreuses sacoches et me tendit deux lettres. Je le remerciai. Mon souffle formait de petits nuages à cause de l’air glacial et un frisson me fit serrer mes bras autour de mon corps pour essayer de me tenir chaud. Je rentrai.
Mon dieu qu’il faisait froid ! Je posai le courrier sur le guéridon de l’entrée, puis poussai la porte sur ma gauche et m’avançai dans la cuisine.
Aux fourneaux, Elise préparait le repas. Je m’approchai, enserrai sa taille et embrassai ses boucles brunes. Son délicieux rire me réchauffa le cœur. Elle se dégagea de mon étreinte et se mit sur la pointe des pieds, telle une ballerine, pour me voler un baiser.
Elise était petite, fine et sa silhouette était élancée. Une longue jupe dissimulait ses jambes et un simple pull tombait sur ses épaules. Une cascade brune et bouclée reposait sur ses épaules. Elle avait des yeux de la même couleur que la forêt (je ne savais pas si c’était réellement une couleur mais elle se plaisait à les décrire ainsi), ce qui s’accordait parfaitement avec son amour pour la nature. Un nez fin et droit menait vers sa bouche pulpeuse et légèrement boudeuse. C’était mon Elise.
Je me rendis alors compte qu’un sourire avait étiré mes lèvres, et que j’étais resté planté là pendant deux bonnes minutes comme un idiot. Reprenant mes esprits, je passai la porte qui menait au salon et m’assis dans mon gros fauteuil en cuir. Je contemplais le feu dans la cheminée. Nous étions le 5 février de l’année 1916. La guerre, tout le monde en parlait. Certains persistaient à dire qu’elle finirait bientôt, d’autres que c’était le début de la fin. Moi, je ne savais pas. Ou plutôt si je savais, j’avais le pressentiment que tout ne faisait que commencer. Et ce malgré les journaux et la radio qui prônaient de garder notre calme, affirmant qu’elle serait terminée pour Noël. Pour le moment, je préférais ne pas trop y penser. J’avais réussi à échapper à la mobilisation du 2 août 1914 car je n’avais pas dix-huit ans.
De petites étincelles jaillirent avec un bruit sec entre les langues de feu. J’attrapai Le Fantôme de l’Opéra sur la table basse en me disant qu’un peu de lecture pourrait sans doute me changer les idées.
Je sursautai violemment en entendant un cri provenant de la cuisine. Je lâchai mon livre, me levai d’un bond et me précipitai, angoissé. Elise était affalée sur le plan de travail, les yeux écarquillés par la stupeur, une main couvrant sa bouche et l’autre tenant un papier. J’approchai pour la soutenir car elle manquait de tomber.
« Calme toi ma chérie, que se passe...
Je ne finis pas ma phrase, remarquant l’en-tête du papier qu’elle tenait. Une lettre officielle. Un ordre de mobilisation. Et une date, le 20 février 1916. Je retins mon souffle. Elise éclata en sanglots.
- Non non non... Ils ne peuvent pas t’emmener... Oh ! Simon, dis moi que ce n’est qu’un cauchemar, je t’en supplie ! lâcha-t-elle entre deux hoquets.
Trop abruti par ce que je venais de voir, je ne répondis qu’après un bon moment. Je me sentais soudain oppressé, comme si l’air lui-même s’était solidifié.
- Si seulement je pouvais m’en convaincre... »
Elle se laissa aller contre moi. J’enfouis mon visage dans ses cheveux et humais le délicat parfum de miel qui s’en dégageait. Mes yeux me piquaient, mais je ne voulais pas montrer mon désarroi et ma peine devant elle, elle n’en serait que plus mal. Alors je fermai les yeux et attendis que les secousses de ses épaules se calment.
Nous restâmes ainsi un long moment, ma chemise humide de larmes. Le silence nous enveloppait dans un cocon duquel émergeait le bruit étouffé des sanglots. Ma tête tournait. Mes pensées étaient obscurcies par une sorte de brouillard opaque dans lequel perçaient des mots. Mobilisation. Elise. 20 février. Guerre. Mort. Ils virevoltaient derrières mes paupières closes tels des papillons démoniaques. Au milieu de ma poitrine, quelque chose manquait. Quelque chose venait de se déchirer, de se briser.
Les jours passèrent. L’atmosphère de la maison était pesante et triste. Cette maison habituellement si joyeuse avec ses fenêtres ouvertes et le vent emportant les éclats de rire.
Puis ce fut le jour fatidique. Je sortis sur le pas de la porte et contemplai le ciel gris, comme pleurant mon départ. Elise se tenait à mes côtés. De chaudes larmes roulaient sur ses joues rougies par le froid. Une camionnette s’arrêta devant la maison. Cette simple camionnette représentait pour moi la mort. Elle était couleur de terre, une grande bâche protégeait de la pluie les hommes déjà à l’intérieur. Je me tournai vers Elise, une appréhension grandissant dans ma poitrine. Je déposai un baiser sur ses lèvres tremblantes, autrefois si roses et douces. Rompant notre étreinte, je la regardai un long moment, gravant pour toujours son image dans ma mémoire, essayant de me rappeler chaque grain de beauté, chaque petite ride. Puis je me détournai et esquissai quelques pas en direction du véhicule. J’entendis une dernière fois le gravier crisser sous mes pas. La déchirure se fit plus grande et la douleur plus forte.
Arrivé au portail qui entourait la propriété, je regardai par-dessus mon épaule cette maison, ce jardin si vert contrastant avec le gris du ciel et ma femme que j’avais épousé seulement depuis deux mois. Elle se tenait maintenant au milieu de l’allée, ses belles boucles froissées et dégoulinantes, les yeux bouffis et rouges d’avoir trop pleuré. Je lui adressai un pauvre sourire qui se voulait rassurant puis montai à l’arrière avec les autres. La camionnette s’ébranla et commença son trajet.
Elise courut jusqu’à la route, essayant de nous rattraper puis s’arrêta. « Je t’aime. Souviens-toi. Ils ne peuvent pas nous enlever cela. » . Ces mots claquèrent dans le silence comme des coups de feu. Leur sonorité chamboula jusqu’au plus profond de mon être et je les gravais sur mon cœur. « Je t’aime », chuchotai-je en retour. Les larmes jaillirent et je les laissai couler. J’étais emmené à la guerre. A Verdun.
Après de longues heures de route, le véhicule s’arrêta. Nous en descendîmes et nous alignâmes dans la cour de la base militaire de Bar-le-Duc. Un officier vint pour décider à quel poste nous serions envoyés.
« Messieurs, nous voici réunis aujourd’hui dans l’urgence. Des soldats français tombent chaque jour face aux « Boches », face à leur artillerie crachant le feu et le sang. Cependant, nous nous battons vaillamment et gagnons peu à peu du terrain sur nos adversaires. Mais nous avons besoin de plus d’hommes pour remplacer les nombreuses pertes à chaque assaut. Je vous confie donc la lourde tâche de reprendre leur place. Etes-vous prêts à donner jusqu’à votre vie pour votre pays ?
- Oui Monsieur ! répondirent en cœur tous les mobilisés.
Je ne pensais pas un mot de ce que je disais. Je suivais le mouvement, c’était tout. Moi, je voulais rentrer retrouver Elise, sentir le parfum de miel de ses cheveux.
- Vous avez raison soldats, reprit-il. Je suis l’officier Tasold et je suis en charge de vous désigner à un poste. Toi ! s’exclama Tasold en désignant un homme à deux pas de moi, tu m’as l’air costaud et dur à cuire. Tu iras en première ligne !
- Bien Monsieur.
Je me mis à prier, en dernier recours. Tous les hommes furent assignés à un poste. Il y en eu cinq en première ligne, deux en deuxième. J’étais le dernier.
- Toi, annonça t-il. Tu as l’air trop frêle pour tuer des « Boches », ils ne feraient qu’une bouchée de toi ! Quelqu’un doit gérer les approvisionnements sur la Voie Sacrée, entre ici et Verdun, tu t’en chargeras. »
Je crus que j’allais m’effondrer tant le soulagement m’envahissait. Je n’allais pas au front ! J’avais peut-être une chance de réchapper de cette guerre ! J’avais envie d’embrasser l’officier, de danser, de crier ma joie.
Et puis, ce fut la guerre. Les sifflements des obus me parvenaient de toute part. J’avais la désagréable impression que les tirs se rapprochaient. Je devais sans doute me faire du souci pour rien, mais je ressentais quelque chose d’étrange dans tout mon être. Mon travail n’était pas de tout repos. Je devais gérer et vérifier chaque convoi qui filait sur la Voie Sacrée ou qui revenait du front. Je devais faire vite et c’était un contre la montre constant. En moyenne, un camion arrivait toutes les treize secondes, m’avait-on dit. Mais j’avais plutôt l’impression qu’il en arrivait à chaque seconde ! Au bout de cinq jours en continu, je commençais à fatiguer. Je me dis que je n’allais jamais tenir sans manger autre chose que de la soupe et de temps en temps un peu de lard ! Mais en fin de compte, je me consolais en pensant que de toute façon, ici, c’était mieux que dans une tranchée.
Une semaine passa. Puis deux.
C’était le seizième jour, vers le milieu de l’après-midi. J’étais en train de descendre d’un camion que je venais de vérifier, quand je vis quelque chose voler dans le ciel avec un sifflement caractéristique. Je n’eus pas le temps de bouger, que l’obus s’écrasait. Des gerbes de terre furent projetées en tous sens. La terreur m’envahit, s’appropriant peu à peu chaque fraction de mon corps. Mon cerveau était devenu incapable de réfléchir, il tournait au ralenti. La panique se logea au fond de ma poitrine tandis que les camions explosaient autour de moi. Les sifflements me vrillaient les tympans.
D’un mouvement, je fis passer mon Lebel 1886 de mon dos à ma main droite. J’étais aveuglé par la terre boueuse et la fumée opaque. Je fus projeté à terre par une nouvelle explosion toute proche. Soudain, j’entendis les premiers coups de feu des Allemands. Je m’allongeai pour ne pas me faire repérer. Je vis des formes floues avancer et je commençai à tirer à l’aveuglette. Je me fis un rempart d’un cadavre. Des hurlements de douleur fusaient tout autour de moi. C’était l’apocalypse. Des bouts de chair et de sang tombaient en une pluie infâme, sanguinolente. Je vis un homme lancer quelque chose dans ma direction mais cela me rata de deux bons mètres. La Voie Sacrée ne ressemblait plus à rien sinon à un chemin menant à la gueule de Lucifer.
Une fois que la terre soulevée par la grenade fut retombée, j’aperçus le bord d’un trou couvert par une planche un peu déplacée. Je n’hésitai pas. Je fonçai vers cet abri de fortune et me faufilai dans l’interstice. Je me retrouvai alors dans une sorte de cave avec des murs en pierre. Je me terrai au fond et attendis que tout redevienne calme au-dehors.
Plusieurs heures passèrent. Je n’avais toujours pas bougé. Les combats se poursuivaient. Je callai ma tête contre une pierre et m’endormis.
Quand je me réveillai, je préférai garder les paupières closes un moment. Le silence du dehors me surprit. Puis je sentis une présence. En me concentrant bien, j’entendis la régularité de l’air qu’on inspire et qu’on expire. Quelqu’un était avec moi. Dans mon trou. Me voulait-il du mal ? Non je ne pensais pas, il aurait déjà pu me tuer. Peut-être était-ce quelqu’un qui voulait échapper comme moi aux horreurs de la surface ? Une bouffée de sympathie monta en moi. Je la réprimai. J’ouvris les yeux. Eh bien me voilà dans de beaux draps ! pensai-je. C’était un Allemand ! En y regardant de plus près, je vis qu’il était blessé à la jambe.
« Bonjour..., me dit-il dans un français pratiquement parfait.
- Bonjour, répondis-je.
Son visage était livide et des gouttes de sueur perlaient sur son front. Il était mal en point. Je n’avais rien à craindre de lui. Je remarquai également un autre corps, Français cette fois, gisant sur le sol. Je ne m’en étais pas aperçu en arrivant à cause du noir de la cave. Mes yeux se posèrent à nouveau sur l’homme.
- Aidez-moi. Je vous en supplie. Aidez-moi, me conjura-t-il.
Il y avait une telle souffrance dans son regard que j’en fus bouleversé. Néanmoins, une petite flamme brillait au fond, tout au fond de lui. Il voulait vivre. Je me pris de compassion pour lui et me dis que finalement nous étions tous des êtres humains, Allemand ou Français, simple soldat ou bien officier. Que cette guerre ne servait à rien et qu’à la fin, ce serait pareil, les hommes en moins. Ces révélations me firent l’effet d’un coup de poing. Une colère sourde monta en moi. Tous ces hommes mobilisés, tués. Cela me retourna l’estomac. Je fis volte-face et vomis. Quand je me tournai à nouveau, face à mon camarade (car l’Allemand était dans la même galère que moi), j’avais pris ma décision. Je devais le sauver.
- Tu me comprends quand je parle ? demandais-je lentement en articulant beaucoup.
- Oui, j’ai vécu deux ans en France.
- Très bien. Alors, mets les habits du soldat mort et n’oublie pas d’échanger vos plaques. On croira alors que tu es Français. Tu peux me faire confiance. Je vais t’aider.
Il s’exécuta.
- Voilà, maintenant, relève-toi et vois si tu peux marcher.
Il ne se releva même pas. Sa jambe ne le portait plus.
- Je vais te porter alors. »
Sur ces mots, je le chargeai sur mon dos et sortis de l’abri. La vision qui s’offrit à moi était monstrueuse. Les obus avaient laissé d’énormes cratères et le sol n’était plus qu’un charnier. Les cadavres pourrissaient et leur odeur me prit à la gorge. Le dégoût me fit monter les larmes aux yeux. Je recommençai à marcher, déterminé à ne pas me laisser abattre. Je marchais. Toujours plus loin.
Des heures plus tard, nous arrivions à un hangar transformé en hôpital. Je déposai l’Allemand sur l’un des lits et allai chercher une infirmière. Le regardant pour ce que je savais être la dernière fois, je souris. Il était sauvé. Puis je tournai les talons et sortis. Je suivais le sentier d’un bon pas, le cœur gonflé d’orgueil d’avoir sauvé un homme, la tête pleine de plans et de conjectures. Cette idée me donnait du courage et j’étais tout ému de ce que le sort m’avait réservé. Je devais arrêter cette guerre inutile. J’avais trouvé ma voie.