Voilà pour mon texte. C'est du second degré ce coup ci
Le vieil homme l’avait transpercé de part en part. Il eût beau se tortiller dans tous les sens, il n’y avait rien à faire, il était pris au piège. Ce n’était pas tant la douleur qui le dérangeait, mais plutôt cette sensation d’avoir en lui un corps étranger, froid comme le givre.
Soudain, il se sentit projeté violemment dans les airs. Après un moment, il y eut un choc, puis une sensation étrange, comme s’il flottait dans une substance humide… Humide comme la terre de pluie.
Un poids l’entraînait toujours plus bas, et il atterrit alors sur une couche de terre visqueuse et trempée. Il avait toujours en lui ce pic glacé, et ses mouvements étaient restreints par une sorte de longue tige transparente.
Soudain, une gigantesque forme dorée surgit de nulle part et l’attrapa dans sa gueule béante. La dernière pensée du ver fut que, décidemment, on vivait dans une drôle d’époque.
- Ah ! Je crois que nous avons une touche, dit le vieil homme à Boul’ d’or.
Il caressa la frimousse de celui-ci, et se dirigea lentement vers son lancer. Boul’ d’or, lui, trépignait d’impatience et il émit un ou deux jappements pour manifester son contentement. Accompagner son vieux maître à la pêche était son passe-temps favori. Outre les grands espaces qu’il avait à sa disposition aux abords de l’étang, il y avait le poisson, frais et frétillant. Et incroyablement savoureux, ça oui. Aussi son maître, généreux avec lui, ne manquait jamais de lui faire partager le contenu de sa bourriche.
C’était toujours les même mouvements, méthodiques et implacables. Tout d’abord, Franz désengageait le lancer de son trépied, en prenant garde de ne pas tendre la ligne. Puis, il moulinait doucement afin de rembobiner le trop de fil qui donnait du mou, le scion pointé vers la surface de l’eau. Enfin, dans un mouvement ample et sec, il ferrait.
Il s’agissait indéniablement, cette fois-ci, d’un sacré morceau, sûrement une carpe, pensa le vieil homme. La canne s’agitait nerveusement et accompagnait la danse frénétique du bestiau. Il dut desserrer le frein afin de donner un peu de fil à son adversaire, sans quoi la ligne pouvait céder à chaque instant.
Le vieil homme passa près de dix minutes à fatiguer la bête, encouragé par Boul’ d’or qui continuait de s’agiter autour de lui en décrivant des cercles impatients. Quand alors l’instant crucial arriva.
Lorsqu’une carpe se rapprochait de la berge, il fallait être très attentif, une baisse de concentration et celle-ci s’enroulait autour de la ligne. Il lui était alors facile de la casser à l’aide de sa nageoire dorsale. Alors il ne restait plus à l’infortuné qu’à changer son bas de ligne et ruminer son erreur.
Mais le vieux Franz n’était pas un néophyte, loin s’en fallait. Il avait à son actif quelques beaux combats au bord de cet étang, certains avaient même duré plusieurs heures (il parlait bien évidemment en anciennes heures). Et c’était là sa fierté, il n’avait aujourd’hui aucune casse, ni aucun décrochage à déplorer.
Tout y était passé : des carpes, des tanches, des brochets, des sandres, des perches, des silures, et même parfois des black-bass. Bien sûr, tout pêcheur expérimenté qu’il était, la racaille ne lui était pas épargnée. Brèmes, chevesnes et poissons-chats se faisaient malheureusement de plus en plus courants dans ces eaux. Mais il avait aussi ramené des prises qui en avaient fait pâlir plus d’un dans le canton. Un article dans le journal local avait même relaté une fois l’un de ses exploits, quand alors il avait sorti cette magnifique carpe de près de cinquante livres. Non, ce n’était décidemment pas ce qu’il avait au bout de la ligne qui allait la lui faire. Pas à lui.
Franz tenait la canne d’une main, le frein serré. De l’autre, il mit en place l’épuisette afin qu’elle soit prête à recueillir le poisson en temps voulu. La carpe, elle, se défendait toujours mais avait perdu en grande partie sa vitalité, et c’est sans réelle conviction qu’elle donnait de ci de là quelques coups de nageoires désespérés. Bientôt, le vieil homme put apercevoir sa robe dorée se refléter entre deux eaux. Il sut alors que la partie était gagnée.
- T’as vu Boul’d’or ? On a encore gagné ! On fait une sacrée équipe tu ne trouves pas ?
- Wrrrouf ! répondit Boul’ d’or qui était bien de cet avis.
Résignée, la carpe s’était laissée allée, et n’offrait désormais plus de résistance. Bientôt, elle se retrouverait dans la bourriche du vieux Franz, comme bien d’autres avant elle.
- Voyons voir ce que nous avons là… Je penche pour une carpe, pas toi, Boul’ d’or ?
- Wrouf, acquiesça ce dernier.
Mais point de carpe ne viendrait alimenter la fierté du vieux Franz et de son compagnon Boul’ d’or aujourd’hui. Ni même de brochet ou autre carnassier noble de ces eaux.
- Oh, ne me dîtes pas que…
- Wrouf ? s’inquiéta Boul’ d’or.
- Ce n’est pas une carpe, c’est encore une de ces saloperies !!!
La lueur gourmande se fit alors plus terne dans les yeux de Boul’ d’or. La prise était maintenant hors de l’eau, piégée dans l’épuisette.
Ces sales petits yeux sans expressions, cette fausse couleur dorée et cette « peau » granuleuse… Franz avait en horreur de ramener ça chez lui, mais d’un autre côté pas question de laisser la chose pulluler dans l’étang. Aussi, se faisait-il un devoir de mettre hors d’état de nuire l’horrible bête.
- Ca fait combien de fois qu’on ramène ça cette saison ? Au moins trois fois, non ?
- Wrouf ! confirma Boul’ d’or.
Franz observa avec dégoût la chose rectangulaire qui gigotait sur le sol, l’hameçon encore dans la gueule. Saloperie de poisson pané, pesta le vieil homme intérieurement. Au moins la panure était plus facile à défaire que les écailles, ironisa-t-il, amer.
- Quand même Boul’ d’or ! Nous vivons une drôle d’époque !
- Tu m’étonnes vieille branche, répondit Boul’ d’or dans son dos, tout en lui tapotant amicalement l’épaule.